Et ta vie m'appartiendra

Publié le 27 Janvier 2020

Merci à la maison Nathan pour le partage de ce roman

 

dont la parution est prévue pour mars 2020

 

 

 

Et ta vie m'appartiendra

En 1831, Honoré Balzac est un jeune écrivain encore peu connu mais ambitieux. Il décide de s’anoblir et de s’attribuer une particule pour publier, sous le nom d’Honoré de Balzac, La Peau de chagrin, roman dans lequel le héros se retrouve en possession d’un talisman - une peau gravée d'une inscription - qui a le pouvoir magique d’exaucer tous ses souhaits en échange de temps de vie. Ce sera un véritable succès de librairie. Le chagrin est synonyme de peine, de tristesse, d'affliction... mais c'est aussi une espèce de cuir préparé avec la peau de la croupe du mulet, de l'âne ou du cheval et utilisée en maroquinerie de luxe et en reliure, qui a tendance à diminuer au fil du temps. Par allusion au roman de Balzac, l'expression "comme une peau de chagrin" s'emploie désormais au sens figuré pour évoquer quelque chose qui se réduit, qui se rétrécit inexorablement, jusqu'à disparaître complètement.

 

Jusqu'ici, je ne faisais pas partie des lecteurs "adultes consentants" de Gaël Aymon, comme il se plaît à les désigner, mais j'ai trouvé l'auteur très agréable lors de son passage à Nantes en septembre dernier et son dernier roman (j'ai lu les épreuves non corrigées) m'a captivé. Dans Et ta vie m'appartiendra Gaël Aymon s'empare du mythe de La peau de chagrin créé par Balzac et fait surgir l'objet diabolique dans la vie d'une héroïne moderne. Loin d'avoir lu le roman initial, j'ai pu découvrir sans attente particulière l'intrigue de Gaël Aymon. C'est d'ailleurs le postulat de départ de considérer que le lecteur ne connaît pas nécessairement le roman original. Dès les premières lignes, Gaël Aymon frappe fort. Une jeune fille, Irina, assiste honteusement à des funérailles et au geste de défi de sa mère : "Elle se râcle la gorge et, de toutes ses forces, envoie un énorme crachat dans la tombe". Banlieusarde déclassée, venant de louper le concours d'entrée à Sciences Po par CEP (Convention Éducation Prioritaire), elle hérite de sa grand-mère d'un objet bien mystérieux : une sorte "de cuir de bête tendu et tanné" sur lequel est gravé une inscription en arabe.

Si tu me possèdes, tu possèderas tout et ta vie m'appartiendra. Tous tes désirs seront accomplis mais, pour chaque vœu réalisé, je décroitrai en même temps que ta vie.

Petit à petit, accompagnée par son amie Halima, Irina va comprendre que cet objet fascinant exerce un certain pouvoir : le moindre - ou presque - de ses désirs peut être exaucé, en échange de quoi du temps de vie lui est retiré. Après l'euphorie de la découverte et l'exaltation luxueuse, les dangers et questionnements se bousculent. Le pacte diabolique ne peut plus être rompu. Retranchées dans une île paradisiaque, Irina et Halima se coupent du monde.

Tout a été progressivement pensé par Irina pour n'avoir rien à souhaiter, jusqu'à s'économiser les gestes les plus anodins. La domestique acquiesce en prenant note mentalement. Halima guide ses deux employées jusqu'au portes verrouillées de l'aile personnelle d'Irina. Elle baisse un peu la voix.
- Lorsque vous serez en présence de Mademoiselle, il est impératif que vous ne la regardiez pas et que vous ne vous adressiez à elle sous aucun prétexte, à moins qu'elle ne vous ait parlé la première. Si elle le fait, ne prenez jamais l'initiative de lui demander comment elle va, si elle est satisfaite, ni, surtout, si elle souhaite ou désire quoi que ce soit. Répondez "Oui, mademoiselle" en veillant à vous soustraire à son champ de vision.

Comme chacun de nos employés, rayez définitivement de votre vocabulaire les verbes vouloir, souhaiter, désirer, avoir envie, et les points d’interrogation.

Un jour, un mystérieux jeune chercheur en littérature spécialiste de Balzac est invité par Irina. Ensemble, ils vont essayer de démêler l'histoire de ce talisman et de ce qui le lie à la famille d'origine polonaise d'Irina. Halima va se retrouver écartée de ce duo et se confier à Erick Debellemanière, le gestionnaire de patrimoine d'Irina qui a toujours été là pour elles. Bien que la première partie intitulée Le talisman ne soit pas la plus saisissante, j'ai été séduite par les deuxième et troisième partie nommées, dans la lignée balzacienne, L'homme sans cœur et L'agonie. Le scénario est bien ficelé, avec deux jeunes héroïnes attachantes. Irina n'est pas si naïve qu'on pourrait le croire et c'est ce qui donne une certaine profondeur à la fin du récit. Le thriller met en abîme l'intrigue balzacienne originale et soulève des questions toujours d'actualité : quel sens donner à sa vie ? La richesse est-elle à ériger en valeur absolue ? Si l'on pouvait formuler un seul vœu, lequel serait-il ? Il me semble que ce roman pourra plaire à des lycéens, exerçant, à l'instar de la peau, une certaine fascination légèrement morbide. Un bémol graphique toutefois : la taille de la police d'écriture manuscrite utilisée pour certains passages (reproductions de lettres ou de notes de journal intime) est insuffisante pour assurer une lecture vraiment confortable. Peut-être que ce petit défaut sera ajusté dans l'édition finale. En bref, mon enthousiasme ne s'est pas réduit à peau de chagrin au fil des pages et c'est sans doute là l'essentiel à dire pour terminer cette critique !

Halima a toujours aimé les histoires. Elle est incapable d'en inventer ou d'en raconter mais elle sait écouter. C'est une auditrice née. Elle peut se laisser emporter par les récits des autres, loin de sa propre vie, juste pour le plaisir des mots. Elle retient les noms, ne s'égare pas dans les digressions et visualise des images si nettes qu'elles lui donnent parfois l'impression de faire partie de sa propre mémoire. En auditrice exigeante, elle pourrait juger que son amie y va fort dans le pathos, que son histoire rassemble trop de clichés misérabilistes pour émouvoir, qu'elle est bancale et peu crédible. Ce qui l'empêche de porter un tel jugement, c'est cette chose bizarre posée devant elles, pour laquelle Irina l'a fait venir chez elle. Elle veut savoir d'où elle vient.

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

Partager cet article

Commenter cet article