Publié le 30 Novembre 2021
Voici une nouvelle lecture sur la thématique de la transidentité qui m'a été suggérée juste avant ma rencontre avec l'écrivain Julien Dufresne-Lamy. Le roman de Léonor de Récondo date de 2017. Il nous conte les bouleversements engendrés par le coming out de Laurent dans sa vie et celle de sa famille.
Laurent et Solange forment un couple ordinaire et solidement tranquille. Ils ont deux grands enfants - Thomas, 16 ans et Claire, 13 ans - un pavillon dans une petite ville de province et une confiance mutuelle. Pourtant, Laurent a un secret et une mallette contenant perruque et maquillage cachée au fond de son coffre de voiture. Il est las. Il se trouve "𝑏𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑒𝑡 𝑡𝑟𝑖𝑠𝑡𝑒 𝑎̀ 𝑙𝑎 𝑓𝑜𝑖𝑠". Il y a quelques temps, des douleurs se sont éveillées dans le corps de Laurent. Une furieuse envie de maigrir, aussi. Il s'est jeté à fond de train dans le cyclisme afin de tenter de reprendre son corps en main et de faire taire sa souffrance. Jusqu'à ce que cela ne suffise plus à réfréner son besoin incontrôlable : porter de la lingerie et se sentir en adéquation avec lui-même. Il entre en contact avec une certaine Cynthia, bientôt complice et confidente. Il se met à se travestir. S'enthousiasme de paraître femme chaque fois qu'il peut le faire, entre les murs du Zanzibar, puis déchante douloureusement lorsque le moment vient, sur un parking, à l'abri des regards, de se démaquiller, d'enlever sa perruque, sa robe de soie, ses bas. Méticuleusement, il lui faut gommer Mathilda et redevenir, au moins en apparence, Laurent, époux et père de famille attendu pour le dîner. Sa vie bascule réellement suite à un weekend en solitaire où, pour la première fois, il se travestit chez eux. Car, à son retour, Solange trouve un cheveux blond dans leur chambre...
Avec des mots simples et sensibles, Léonor de Récondo décrit un éventail de réactions tout aussi légitimes les unes que les autres : la surprise, le désarroi, l'incrédulité, la colère, la compassion... Laurent, soudain pleinement déterminé, se confronte au bouleversement familial et social de sa révélation. De sa femme à ses collègues de travail en passant par ses enfants ou ses voisins, son entourage doit s'adapter. Pour coïncider avec son essence féminine, Laurent se métamorphose. Il ose. Dire, paraître, revendiquer. Il se fait prescrire un traitement hormonal. Envisage des opérations chirurgicales. Petit à petit, Lauren sort de l'ombre, chasse Mathilda qui manquait de courage, et se révèle en pleine lumière. Elle s'épanouit en devenant éperdument elle-même. À ses côtés, ses proches doivent arpenter un chemin escarpé. Profondément bousculés. Principalement Solange, en tant que femme et amoureuse, qui, passées une certaine sidération et une certaine colère, oriente son mari chez un psychologue, avant d'ouvrir un nouveau chapitre de leur relation. Mais aussi son fils Thomas, "𝑙𝑒 𝑗𝑒𝑢𝑛𝑒 ℎ𝑜𝑚𝑚𝑒 𝑞𝑢'𝑖𝑙 𝑛'𝑎 𝑗𝑎𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑒́𝑡𝑒́, 𝑠𝑢̂𝑟 𝑑𝑒 𝑙𝑢𝑖 [𝑒𝑡] 𝑑𝑒 𝑠𝑜𝑛 𝑐𝑜𝑟𝑝𝑠" qui se réfugie dans une profonde animosité envers son père. Et Claire "𝑗𝑒𝑢𝑛𝑒 𝑓𝑖𝑙𝑙𝑒 [...] 𝑎̀ 𝑙𝑎 𝑓𝑒́𝑚𝑖𝑛𝑖𝑡𝑒́ 𝑒𝑛 𝑒́𝑚𝑜𝑖 [𝑞𝑢𝑖] 𝑒𝑛𝑡𝑟𝑒 𝑑𝑜𝑢𝑐𝑒𝑚𝑒𝑛𝑡 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙𝑒 𝑚𝑜𝑛𝑑𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑎𝑑𝑢𝑙𝑡𝑒𝑠, 𝑠'𝑎𝑏𝑟𝑒𝑢𝑣𝑎𝑛𝑡 𝑑𝑒 𝑝𝑎𝑟𝑜𝑙𝑒𝑠, 𝑑𝑒 𝑐𝑜𝑖𝑓𝑓𝑢𝑟𝑒𝑠, 𝑑𝑒 𝑓𝑜𝑢𝑠 𝑟𝑖𝑟𝑒𝑠, 𝑝𝑎𝑠𝑠𝑎𝑛𝑡 𝑑𝑒𝑠 ℎ𝑒𝑢𝑟𝑒𝑠 𝑎𝑢 𝑡𝑒́𝑙𝑒́𝑝ℎ𝑜𝑛𝑒 𝑎𝑣𝑒𝑐 𝑠𝑒𝑠 𝑎𝑚𝑖𝑒𝑠 𝑎̀ 𝑐𝑜𝑚𝑚𝑒𝑛𝑡𝑒𝑟 𝑐𝑒 𝑞𝑢𝑖 𝑠'𝑒́𝑣𝑒𝑖𝑙𝑙𝑒 𝑒𝑛 𝑒𝑙𝑙𝑒" et qui fera preuve d'empathie.
Malgré un bémol sur la mise en scène fétichiste de l'attirance de Laurent/Lauren pour la lingerie, j'ai apprécié que soit abordé dans le récit de Léonor de Récondo des réactions et des conséquences contrastées, telles que celle de ses collègues ou celles de ses enfants. Le roman semble assez complet de par les multiples relations impactées par l'annonce de Laurent qui sont abordées : principalement son identité d'époux et de père. Le ton est tour à tour douloureux, révolté ou enjoué. On note des touches d'humour bienvenues et bien vues comme au moment de la réunion entre le dirigeant de l'entreprise qui emploie Laurent, la chargée des ressources humaines et le représentant du personnel ou encore quand Solange évoque le sexe de Laurent. Plusieurs scènes me sont apparues très cinématographiques. La qualité de l'écriture, fluide mais parfois déstabilisante dans ses changements de pronoms personnels, est à souligner. Elle reflète très bien, avec des passages inattendus du "il" ou "elle" au "je", les questionnements identitaires embrouillés de chacun et la nature kaléidoscopique du soi. Par-delà le sujet singulier du changement de sexe, Léonor de Récondo écrit un roman sur l'exploration de l'intimité et effleure la question de la constitution du désir et du sentiment amoureux. Un roman intéressant et pleinement délicat qui vient (ou pas) clore mes lectures sur ce sujet.
La voiture est jonchée de vêtements, de lingettes usagées. Un chaos à l'image de son désordre intérieur. Révolté d'avoir arraché ses habits de lumière, Laurent retourne à l'ombre, jure, s'habille, se crispe, range tout ce qui doit l'être dans la mallette qui trouvera refuge dans le coffre, sous la moquette. Lui restera le mensonge.
J'ai longtemps cru qu'être père me suffirait pour rester homme.
C'est avec ce genre de certitudes que j'ai écrasé la femme dedans.
Tout nous pousse à nous déterminer. À le faire haut et fort. Décliner son identité. Je suis indéterminée, mon corps est un compromis. Je ne suis plus celui de ma carte d'identité, et Lauren n'existe pas officiellement. Si je ne me définis pas, suis-je vraiment ?
La vague de plaisir qui le submerge secoue tout son corps. Une extase qui le transporte, cœur battant, au centre de sa chair, en son point cardinal, là où Mathilda pousse un cri.
"Tu n'es pas seule Laurent". En lisant la terminaison de "seule", Laurent avait pleuré. Cynthia l'avait mis en mots.
Ils ne se retrouvent que le soir, tous les quatre autour de la table du dîner. Ils discutent de la guerre en Afghanistan. Thomas a exceptionnellement accepté de découvrir ses oreilles. Son regard passe des uns aux autres avec flegme. Il mange sans rien commenter. Mais quand son père fait une remarque véhémente à propos de la politique étrangère, il ne peut s'empêcher de lui dire :
- Mais qu'est-ce qu'on s'en fout de tes opinions ?
Et ajoute en le fixant :
- Connard
Tous se figent sauf Laurent, qui soutient le regard de son fils et lui répond posément :
- Connasse, s'il te plaît, connasse.
Si je ne me suis jamais senti homme, je me suis toujours senti père.
Comme tu as changé, murmure-t-elle dans la bouche de Lauren.
Et ces mots résonnent sur les palais de l’une et de l’autre.
Tu disparais de mon paysage intérieur. Je te touche, et pourtant je t’ai perdue.
Délicatement, Lauren pose la main de Solange sur son sexe. La bitedelaurent est toujours accrochée au corps de Lauren.
Que leur reste-t-il ? Une mémoire commune et un présent écartelé.