Publié le 7 Octobre 2024

Jaracanda

Le Rwanda est arrivé dans ma vie par la télévision, que nous regardions religieusement à l’heure du dîner. La première fois que le présentateur en avait parlé, je m’étais tourné instinctivement vers ma mère, tout excité, presque content qu’il soit enfin question de son pays natal au journal télévisé. Mais elle n’avait pas réagi, complètement absorbée par les images qui défilaient à l'écran...

On se souvient de Petit Pays, premier roman de Gaël Faye, faisant une irruption fracassante dans les librairies en 2016 et obtenant notamment le Prix Goncourt des lycéens. Depuis, il est préconisé dans les programmes scolaires (cycle 4 et lycée, en histoire et français ). Il a été adapté sur grand écran, au théâtre et en bande dessinée. En cette rentrée littéraire 2024, le deuxième roman de l'auteur aborde le même thème, les tourments du Rwanda, mais par le prisme de ce qui pèse aujourd'hui sur les jeunes générations.

 

En 1994, Milan, collégien qui a grandit en France, ne sait rien du génocide qui est en train de ravager le pays de sa mère, Venancia. Celle-ci est arrivée en France en 1973 et s'est mariée avec Philippe. Lorsque Venancia accueille à la maison un garçon blessé, Claude, Milan apprend qu'il a encore de la famille au Rwanda. Il n'aura de cesse de découvrir la vérité sur ce pays caché. Et mettra du temps à pardonner à sa mère de n'avoir pas su lui raconter la tragédie qu'elle a vécue.

 

Adolescent puis jeune adulte, Milan se rendra au Rwanda. Il fera la connaissance avec étonnement de sa grand-mère, de Sartre, de la petite Stella, de sa mère Eusébie et sa grand-mère Rosalie. Il découvrira les rues de Kigali, le jacaranda du jardin de Stella et les rives du lac Kivu à la frontière congolaise. Le jeune homme prendra conscience du silence pesant encore sur les victimes et des maux continuant à hanter le peuple rwandais. Il découvrira également les gatacas, juridictions populaires mises en place par le gouvernement. Il sera question pour lui d'appréhender la violence de l'Histoire, la libération nécessaire de la parole et la soif de vengeance.

 

J'ai aimé découvrir en profondeur et avec recul - car Milan est né après le génocide des Tutsi - l'histoire du Rwanda. Gaël Faye l'aborde avec pédagogie et clarté narrative. J'ai cependant regretté que l'on sente autant l'intention explicative derrière les mots. Cela reste un roman intéressant, incarné et poignant. Il exhume avec douceur et douleur les silences, les défiances et les espoirs d'un pays profondément marqué par l'horreur du génocide. Et, au-delà, traite de la question des origines et du sentiment d'appartenance.

 

Bien plus tard, au milieu de la nuit, je fus réveillé par l'odeur âcre de la fumée et les cris des pompiers, à quelques mètres de notre maison, derrière le muret en pierre du jardin. Je me levai en toussant pour fermer une fenêtre laissée entrouverte. Depuis ma chambre, je pouvais apercevoir de hautes flammes dans les marais salants. Le spectacle était beau et terrifiant. C'est là que je l'ai remarquée. Debout au milieu du jardin, pieds nus dans l'herbe, une chemise de nuit blanche, immobile et seule. Sa silhouette se détachait en une ombre énigmatique à la lueur vacillante des flammes.
Nous étions en juillet 1994. Au moment où j'observais ma mère de dos qui regardait la nuit en feu, un génocide prenait fin dans son pays natal. Je n'en savais rien.

Elle s’est reculée dans sa chaise, maintenant tout à fait sur la défensive.
- Il n’y a rien à comprendre. Je suis partie depuis bientôt quarante ans. Ce n’est plus mon pays. J’ai choisi ma vie, j’ai choisi de tourner la page, qui est-ce que ça gêne ?
- Moi, Maman. Ça me gêne parce que je ne connais pas la page que tu as tournée. Tu ne me l’as jamais lue.
- Arrête avec cette métaphore ridicule.
- Mais c’est toi qui viens de l’utiliser !
- Milan, tu m’embêtes avec tes questions.
- Et toi avec tes silences, Maman.

J'avais envie de m'enfuir, de quitter cette terre de mort et de désolation. Après tout, je n'appartenais pas à ce monde, ma mère m'avait mis en garde, je ne l'avais pas écouté. J'aurais voulu l'appeler, m'excuser de n'en avoir fait qu'à ma tête et la remercier d'avoir essayé de me protéger de cette histoire dont elle connaissait le hideux visage. Cette idée me traversait, puis je pensais aussitôt à Claude, à Eusébie, à Stella, et quelque chose se fissurait en moi qui laissait passer un soleil insensé, la possibilité, malgré tout, de la vie et de la beauté.

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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