Dernièrement, j'ai été sous le charme de l'odieuse Cléo, personnage principal du roman Célèbre de Maud Ventura (que j'ai d'ailleurs de nouveau rencontré en librairie il y a quelques semaines). J'ai littéralement pleuré en lisant le magnifique Terrasses de Laurent Gaudé. J'ai adoré Racines de Lou Lubie. Au printemps, j'ai eu un coup de cœur inattendu pour le fantasque roman La police des fleurs, des arbres et des forêts de Romain Puertolas. Dans une moindre mesure, j'ai aussi apprécié ma lecture estivale de Dans la maison d'été de Karine Reysset. Je pourrai ajouter à ma liste l'incontournable Jacaranda de Gaël Faye, et bien sûr l'adaptation en BD par Julien Martinière du texte du regretté Joseph Ponthus : A la ligne. Enfin, en littérature jeunesse, je conseilleavec enthousiasme pour clôturer l'année Comment le Père Noël descend par la cheminée.
Ah, Joseph... une drôle d'histoire m'unit à lui. L'achat et la lecture de l'adaptation en bande dessinée de son livre étaient donc une évidence. Sarbacane vient en effet de publier le travail de Julien Martinière. Se basant sur le livre de Joseph Ponthus, il met en images le drame social du monde ouvrier et en particulier celui du travail d'intérimaire dans les conserveries et abattoirs bretons.
Le graphisme encré, en noir et blanc, met tour à tour en scène les journées à l'usine, les balades sur la plage avec Pok Pok, les nuits trop courtes et pleines de cauchemars. Le dessin est peu organique. Il nous présente bien souvent un horizon obstrué : par la barrière de sécurité du parking, par la fumée qui s'échappe de l'usine, par les néons au-dessus de la ligne de production... Les hommes comme les animaux sont cernés de quadrillages : le carrelage à petit carreaux du sol de l'usine, les grilles du barbecue, les machines... Le logo de l'usine (un poisson) a même des allures de Big Brother. Les cases sont parfois blanches et vides comme les gestes peuvent être vides de sens et de mots, et parfois plus sombres, pleines d'entrailles et de sang. Paré d'un tablier et de chaussures de sécurité, dans l'uniforme d'un soldat ou encore nu, Joseph nous apparait dans une palette de forces et de faiblesses. Il se désole des propos racistes de certains collègues, se réjouit pour d'autres qui osent parler ouvertement de leur homosexualité. Chante du Balavoine ou du Lavilliers. Quand ses mains ne trient pas les crevettes ou ne poussent pas les carcasses des vaches, elles sont occupées à fumer, à boire une bière, à programmer le réveil. Et à caresser, aussi.
Julien Martinière a su être fidèle à l'autofiction de Joseph Ponthus tout en prenant certaines libertés. Son interprétation des scènes de cauchemars et à l'abattoir sont particulièrement expressives. L'aliénation ouvrière y est très bien rendue. Seul bémol, le jugement négatif de ses anciens collègues dont je ne me rappelle pas qu'il ait été question dans le texte original. Il y a aussi une scène appuyée sur un collègue macho et pervers. Pour le reste, on y trouve les mots et les silences de Joseph. Son humilité. Ses journées et ses nuits, à la fois fiévreuses et fraternelles.
Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire
s’incruste tenace comme une arête dans la gorge
Non le glauque de l’usine
Mais sa paradoxale beauté.
La nuit je me sens soldat de l'usine.
Les proches plutôt que les poches.
Nous étions jeunes et larges d'épaules
Joyeux, insolents et drôles
On attendait que la mort nous frôle.
[Bernard Lavilliers]
Dites-moi, vous ne seriez pas un peu anar' sur les bord, monsieur Ponthus ? Juste lutteur de l'imaginaire, madame Ponthus. Lutteur de l'imaginaire.
J'ignore encore comment franchir ce Styx du vendredi sans payer mon obole de colère.
L'usine bouleverse mon corps, mes certitudes. Ce que je croyais savoir du travail et du repos. De la fatigue. De la joie. De l'humanité.
Il y a mon mal de dos et la fatigue autant que la joie. Il y a qu'il n'y aura jamais, même si je trouve un vrai travail, si tant est que l'usine en soit un faux, ce dont je doute... Il y a qu'il n'y aura jamais de point final... à la ligne.
Mi apèl Rose, moin lé in kréol la Réunion, é mon sové lé konyé.
Je m'appelle Rose, je suis Créole réunionnaise, et mes cheveux sont crépus.
𝑅𝑜𝓈𝑒, 𝓇é𝓊𝓃𝒾𝑜𝓃𝓃𝒶𝒾𝓈𝑒 𝒶𝓊𝓍 𝒸𝒽𝑒𝓋𝑒𝓊𝓍 𝒸𝓇é𝓅𝓊𝓈, 𝓇ê𝓋𝑒 𝒹𝑒 𝓁𝑒𝓈 𝒶𝓋𝑜𝒾𝓇 𝓁𝒾𝓈𝓈𝑒𝓈. 𝒞𝑜𝓂𝓂𝑒 𝐵𝒶𝓇𝒷𝒾𝑒, 𝒸𝑜𝓂𝓂𝑒 𝒮𝒶𝒾𝓁𝑜𝓇 𝑀𝑜𝑜𝓃 𝑒𝓉 𝒸𝑜𝓂𝓂𝑒 𝐵𝓇𝒾𝓉𝓃𝑒𝓎 𝒮𝓅𝑒𝒶𝓇𝓈. Qui en plus sont blondes. Petite, c'est d'abord la souffrance qu'implique le coiffage quotidien de ses cheveux par sa maman qui la met en colère. Ses frères aux cheveux courts, eux, n'ont pas ce problème. Lorsqu'elle découvre que l'on peut les lisser, elle est aux anges. Le jour de sa profession de foi, autorisée par sa mère à les lisser pour l'occasion, "pour la première fois de [sa] vie, [elle est] belle". Pour son entrée au collège, elle ne veut plus "être coiffée comme une petite fille" et lisse ses cheveux chaque dimanche. Mais sa nature la rattrape au fil de la semaine et engendre les moqueries de ses camarades. Le jour où un chewing-gum est collé dans ses cheveux, elle n'a pas d'autre choix que de se raser. Dès lors, elle devient une lycéenne qui a le sentiment d'avoir perdue sa féminité. Avec l'obtention de son baccalauréat arrive le moment de s'envoler pour la métropole. Pour se conformer aux normes sociales, elle est prête à tout, quitte à gommer son identité métissée. Elle cache d'abord ses cheveux courts sous des bérets et chapeaux. Puis fait diverses tentatives de passage chez des coiffeurs "classiques" ou "afro". Un long parcours semé de plaisirs et de peines, de edge control et de box braids.
𝐿𝑜𝓊 𝐿𝓊𝒷𝒾𝑒 𝑒𝓍𝓅𝓁𝑜𝓇𝑒 𝓁𝑒 𝓈𝓊𝒿𝑒𝓉 𝒹𝑒𝓈 𝒸𝒽𝑒𝓋𝑒𝓊𝓍 𝒶𝒻𝓇𝑜 𝑜𝓊 𝓂é𝓉𝒾𝓈𝓈é𝓈 𝓆𝓊'𝑜𝓃 𝓅𝑒𝓊𝓉 𝒶𝓊𝓈𝓈𝒾 𝒶𝓅𝓅𝑒𝓁𝑒𝓇 𝒸𝒽𝑒𝓋𝑒𝓊𝓍 𝓉𝑒𝓍𝓉𝓊𝓇é𝓈. Entre récit de vie plus ou moins autobiographique et enquête, elle propose une bande dessinée sur l'identité et l'acceptation de ses origines. Mais on touche aussi au sujet du sexisme. De la dysmorphophobie. Et même du harcèlement scolaire. Et évidemment au racisme. Les pages sont remplies à la fois de tendresse et de colère. Le tout est démêlé au fur et à mesure et rendu fluide, drôle et passionnant. Déjà sensibilisée par mes lectures (des albums jeunesse L'afro doux de Maïssanou et Comme un million de papillons noirs et de la BD Mes cheveux crépus dans la revue Topo), j'ai appris encore beaucoup grâce à cette bande dessinée signée Lou Lubie (dont j'ai déjà lu Et à la fin, ils meurent et Goupil ou face). Elle a ici le chic pour mettre en scène de riches apports d'informations tout en faisant transparaître beaucoup d'émotion. On apprend, en vrac et sans exhaustivité, qu'il existe une catégorisation (pas une hiérarchie !) de texture des cheveux, pourquoi la nature (notamment l'épaisseur) des cheveux n'est pas la même selon l'origine ethnique, que L'UNESCO a classé le défrisage parmi les séquelles psychologiques de la traite négrière (et que 81% des enfants afro-américains souhaiteraient que leurs cheveux soient lisses), la façon dont s'est peuplée l'Île de la Réunion, qu'il existe une discrimination professionnelle des coupes afro, qu'émerge en France depuis quelques années le mouvement Nappy (terme qui signifie "crépu" en anglais mais qui a été détourné en contraction de "natural and happy"), etc. Le titre de la BD est à dessein doublement significatif : comprendre et "dompter" ses cheveux texturés c'est aussi comprendre et assumer pleinement ses origines.
J'ajoute à cela la très bonne idée de la magnifique couverture en relief, texturée comme les cheveux. Dernier argument s'il en fallait encore un pour vous inciter à ouvrir cette formidable bande dessinée. 𝒥𝑒 𝓈𝓊𝒾𝓈 𝓈𝑜𝓊𝓈 𝓁𝑒 𝒸𝒽𝒶𝓇𝓂𝑒 et je sais déjà qu'elle se retrouvera bientôt sous le pied d'un sapin.
👎 Le livre des sœurs d'Amélie Nothomb : L'histoire loufoque de Tristane, une enfant surdouée qui se construit seule, délaissée par ses parents, et qui aime passionnant sa petite sœur Laetitia et sa cousine anorexique (qui décèdera suite à la chute d'un frigo). On ne sait pas si ça penche du côté de l'humour ou du tragique et on a du mal à comprendre où l'autrice veut en venir. Une lecture qui ne restera clairement pas dans ma mémoire. Un conte un peu noir (paru en 2022) vite lu... et vite oublié.
👎 Hygiène de l’assassin d'Amélie Nothomb : Une série d'entretiens accordés par un grand écrivain plein de mépris, qui se sait condamné, à des journalistes. Seule la dernière d'entre eux va réussir à tenir l'invective et à lui faire avouer le monstre qu'il est. Une intrigue au départ plutôt intéressante et intellectuellement stimulante qui se révèle longue, verbeuse et cynique.
👎 Obsolète de Sophie Loubière : Afin d'enrayer le déclin de la population, toute femme de cinquante ans est retirée de son foyer pour laisser la place à une autre, plus jeune et encore fertile. Une intrigue rétrofuturiste prometteuse mais qui s'embourbe dans des longueurs. J'ai abandonné ma lecture au profit de récits plus alléchants.
👍 Nonbinaires de Martin Page : De la poésie en prose sur le thème, comme le titre l'indique, de la fluidité de genre. Un appel à la tolérance. Une lecture très rapide et adaptée aux lycéens.
👍 La gosse de Nadia Daam : Sur les sentiments et le rôle d'une mère, qui plus est célibataire, d'une fille unique. Très sympa pour occuper mes vacances mais bon, rien de révolutionnaire.
❤Dans la maison d’été de Karine Reysset : Si je devais retenir UN livre de mes lectures d'été, ce serait celui-ci. Une saga familiale ancrée dans la station balnéaire du Pouliguen. La maison d'été, c'est la villa qu'Albert et Rose achètent à l'automne 1980. Pendant plus de quarante ans, parents, enfants et petits-enfants vont s'y croiser, au fil des saisons, au gré des marées, des naissances, des anniversaires, des deuils. Les petits et les grands événements de la vie familiale sont racontés au fil de nombreux chapitres et de multiples points de vue. L'arbre généalogique qui ouvre le livre est d'ailleurs précieux pour se repérer. Le tout interroge le poids de la filiation, de la transmission. C'est touchant, délicat et intelligent et nous rappelle qu'il faut chérir sa famille : celle dont on hérite, celle qu'on a plus ou moins choisit et celle que l'on construit.
👍 Les cahiers d’Esther (T.9) de Riad Sattouf : Esther est en terminale, ça y est ! C'est l'année du bac, des choix d'orientation, de l'enfance qui s'évapore, des Cahiers d'Esther qui s'arrêtent... mais aussi de la majorité, de la liberté, et peut-être de la fin du célibat, qui sait ? Un tome agréable à lire, dans la lignée des précédents (mes critiques du tome 7 et du tome 8 sont en ligne).
👎 L'homme sous pilule d'Anne-Sophie Delcour et Lucy Macaroni : Une BD qui mêle l'histoire d'un couple fictif et des apports documentaires sur la contraception masculine. J'ai trouvé qu'il n'y avait pas de véritable originalité dans le récit et le graphisme et surtout que la volonté d'accompagner une réflexion éclairée sur la question était mal traitée car décourageante : le couple finit par se séparer (contraception définitive vs désir d'enfant) et en tant qu'homme les solutions existantes ne sont pas très convaincantes.
La référence à retenir
pour votre prochain passage en librairie ou en médiathèque :
Voici, avec un peu de recul sur mes lectures et comme j'ai l'habitude de la dresser chaque année, la liste de mes coups de cœur littéraires de l'année scolaire écoulée. Je me suis limitée à huit : quatre romans (dont deux sont disponibles en poche), deux essais, une BD et un album jeunesse. J'espère que vous pourrez y trouver de quoi piocher quelques gourmandises à déguster les pieds dans la sable cet été. Pour enrichir votre liste, vous pouvez également consulter ma liste de l'année dernière.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? Dans le Paris des années 20, un ancien combattant est chargé de retrouver un soldat disparu en 1917. Arpentant les anciens champs de bataille, interrogeant témoins et soldats, il va découvrir la folle histoire d'amour vécue par le jeune homme au milieu de l'Enfer des tranchées.
♥ POURQUOI LE LIRE ? Pour lire un roman d'amour d'une tendre folie, sur l'absurdité de la guerre.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? La vie à l'ère de la transparence. En 2049, la majeure partie de la population vit dans des maisons-vivariums. Pourtant, Hélène, ex-commissaire de police, doit reprendre du service pour enquêter sur la disparition d’une famille.
♥ POURQUOI LE LIRE ? Pour lire un thriller dystopique efficace qui questionne les notions de justice, de vérité, de sécurité et d’intimité.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? La vie de couple ordinaire de Jeanne et Jacques Moreau.
♥ POURQUOI LE LIRE ? Pour prendre de la hauteur sur la notion d’idéal romantique et lire un portrait à la fois drôle et mélancolique de la classe moyenne au tournant des années 2000.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? L’arrivée d’un officier de police "de la grande ville" dans un petit village, en juillet 1961, pour enquêter sur le meurtre atroce de Joël, 16 ans.
♥ POURQUOI LE LIRE ? Pour découvrir un roman à la fois policier et épistolaire très drôle et qui possède une des fins les plus époustouflantes qui m’ait été donné à lire.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? Le parcours incroyable de Thomas Pesquet, de son enfance à ses engagements et aspirations d’aujourd’hui.
♥ POURQUOI LE LIRE ? Pour en apprendre plus sur la personnalité et le parcours de l’astronaute mais aussi sur les différentes facettes de son métier et les enjeux de l’exploration spatiale.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? Cela synthétise et met à la portée du grand public les bénéfices massifs de la pratique de la lecture. Cela présente la lecture comme un "impératif aigu de développement" pour les enfants.
♥ POURQUOI LE LIRE ? Pour avoir matière à réfléchir sur la nocivité des écrans et les bénéfices immenses de la lecture "pour le plaisir". Pour comprendre pourquoi et comment faire lire les enfants.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? C'est une mise en abîme accessible et moderne de l'essai de Pierre Bourdieu sur les déterminismes sociaux. Elle invite à réfléchir sur ses propres goûts, dégoûts, pratiques culturelles pour, peut-être, s'en affranchir.
♥ POURQUOI LA LIRE ? Parce qu'elle met un concept clé de la sociologie à la portée de tous, avec une pointe d'humour, en évitant aussi bien la linéarité que l'ennui.
♥ ÇA RACONTE QUOI ? Un petit lapin dont la place se situe au beau milieu d’une fratrie : il n’est ni l’aîné, ni le petit dernier. Au fil de scènes du quotidien, ce petit lapin nous montre en quoi cette place du milieu est si spéciale, pleine de bons côtés comme de compromis. On a à la fois quelqu’un sur qui compter et quelqu’un sur qui veiller. On doit parfois tenir bon et d’autres fois céder. Et surtout, on est entouré d’amour !
♥ POURQUOI LA LIRE ? Pour sa pertinence, la rareté de cette thématique et surtout sa grande tendresse.
Et vous, quel est votre coup de cœur de ces derniers mois ?
La dernière bande dessinée en date signée Marion Montaigne nous plonge dans l'histoire des sciences et plus particulièrement la paléontologie. La scène d'ouverture qui reprend un extrait du film Jurassic Park sorti en 1993 est excellente. Le récit est à la fois instructif et personnel : on découvre le parcours de l'autrice, intéressée très jeune par les fossiles, la science en générale puis le dessin anatomique. Le sujet est davantage l'histoire des humains découvrant les dinosaures plutôt que les dinosaures eux-mêmes. On retient les bonds de géant fait dans ce domaine au milieu de plages temporelles totalement vides du point de vue des avancées scientifiques. On note aussi la réhabilitation de figures féminines muselées à leur époque et pourtant à l'origine de découvertes ou d'élaborations scientifiques majeures. Les informations sont denses (peut-être trop ?) mais toujours servies avec beaucoup d'humour et des interrogations pertinentes... voire impertinentes. Sur le rapport entre la recherche scientifique et l'Église notamment. En ce qui concerne le dessin, il est un peu trop brouillon à mon goût : les personnages ne sont pas très travaillés et identifiables. Cela reste une lecture intéressante, qui mêle sciences, histoire des sciences, autobiographie et même psychanalyse (mention spéciale à l'apparition anachronique de Freud).