Mille petits riens

Publié le 11 Mars 2022

Mille petits riens

L'espace de quelques instants, je ne comprends sincèrement pas. Puis la réalité me percute aussi violemment qu'un coup de poing : ce n'est pas ce que j'ai fait qui les dérange. C'est ce que je suis.

Jusqu'ici je ne connaissais pas la romancière américaine Jodi Picoult. Je ne sais plus très bien comment j'en suis arrivée à me procurer deux de ses romans dont les thèmes m'intéressaient : Mille petits riens et Une étincelle de vie, respectivement sur le racisme aux États-Unis et le droit des femmes à disposer de leur corps.

 

Mille petits riens est un roman choral qui fait alterner les voix de Ruth, infirmière à la peau noire, Turk, suprémaciste blanc, et Kennedy, avocate. Le récit se base sur un fait réel. En 2013, à Flint (dans le Michigan), un hôpital interdit à une infirmière afro-américaine de s’occuper d’un bébé à la demande des parents, un couple de suprémacistes blancs. C'est le point de départ du roman. Extrapolant, Jodi Picoult se pose ces questions : et si l'infirmière s'était retrouvée toute seule avec le bébé et qu'il y avait eu une complication ? Aurait-elle obéit aux ordres de sa hiérarchie ou tenté de sauver le bébé ? Accusée, comment se serait déroulé son procès ? Le drame puis le procès sont décrits par les trois narrateurs. Leur passé éclaire le regard qu'ils portent sur l'affaire : le parcours exemplaire de Ruth, veuve et mère d'un adolescent, issue d’un milieu défavorisé ; l’enfance chaotique de Turk et son adhésion au suprémacisme ; la vie facile de ­Kennedy et la prise de conscience de ses privilèges au contact de sa cliente. Le roman s'adresse justement à un lecteur blanc qui pourrait être proche du personnage de Kennedy, qui pense qu'il existe des discriminations mais pas forcément un racisme institutionnel qui lui est profitable.

 

Jodi Picoult n'évite pas totalement les écueils (avec des personnages quelque peu stéréotypés, un penchant pour le mélodrame et une happy end dispensable) mais propose tout de même une intrigue parfaitement rythmée et une réflexion profonde et nuancée sur les rouages du racisme. Elle offre une peinture claire et intelligente du racisme systémique à l’œuvre aux États-Unis et enrichit son lecteur d'une vison kaléidoscopique des enjeux du vivre-ensemble. La postface sur sa légitimité à prendre la parole sur un tel sujet et la responsabilité des blancs "privilégiés" est à ce titre perturbante. Ce roman social pointe avec profondeur et justesse ces mille petits riens qui, au-delà de l'évidence d'une doctrine suprémaciste à condamner, constituent presque inconsciemment une société américaine injuste et empêchant l'émancipation. Plusieurs scènes me sont apparues très cinématographiques et le tout m'a totalement happé. Les questionnements identitaires abordés me restent en tête et me donnent envie d'approfondir ma découverte, à la fois des questions de suprémacisme et de racisme (j'ai notamment visionné American history X dans la foulée, repensé à No home de Yaa Gyasi et repéré le recueil d'essais Je ne sais pas quoi faire de ces gentils blancs de Brit Benett) et de l’œuvre de Jodi Picoult. Et, à mon petit niveau, face à de déplorables et insultantes paroles, j'essayerai, comme le suggérait Martin Luther King, de "faire des petites choses de manière grandiose".

 

Quand nous étions enfants, ma sœur aînée et moi ne nous ressemblions absolument pas. Rachel avait la couleur du café fraîchement passé, comme maman. Alors que moi je venais de la même cafetière mais on avait ajouté tellement de lait qu'on ne sentait même plus le goût.

_ J'arrive pas à croire que tu aies choisi un vernis avec un nom pareil. Virée au bar à jus, raille-t-elle. C'est la couleur la plus blanche que j'aie jamais vue. [...]
_ T'es sérieuse, là ? Je viens de te raconter qu'on m'a retiré une patiente, et tout ce qui t'intéresse, c'est le nom de la teinte de mon vernis ?
_ Je te parle de la couleur de la vie que tu as choisie, ma sœur, réplique Adisa.

Si cet homme refusait d'admettre qu'il s'était passée quelque chose de terrible - ou, pire, s'il feignait de croire toute sa vie qu'il ne s'était rien passé - un trou s'ouvrirait en lui. Minuscule au début, cette faille continuerait de grandir, encore et encore, jusqu'au jour où, sans crier gare, il prendrait conscience du vide qui l'habitait.

La procureure, une femme de couleur, évite de croiser mon regard. Est-ce parce qu'elle ne ressent rien d'autre que du mépris pour moi, coupable présumée... ou parce qu'elle sait que, si elle veut être prise au sérieux, elle doit creuser le gouffre qui nous sépare ?

[Mais] j'ai passé vingt ans de ma vie à m'émerveiller de la beauté des femmes - pas tant de leur apparence physique que de l'immense capacité de résilience de leurs corps.

Si notre héritage n'est pas fait de prérogatives, il doit être fait d'espoir.

Mille petits riens
Mille petits riens

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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