Flagrant déni
Publié le 6 Février 2023
Comment accouche-t-on lorsqu'on n'est pas enceinte ?
Juliette est une adolescente aussi scolairement brillante que dure avec sa mère. Elle a soif d'absolu. Mais un jour, en voulant prendre trop tôt son envol, elle tombe du nid. Elle se retrouve à l'hôpital aux prises avec de gigantesques vagues de douleurs. Elle accouche. Sidérée, elle va devoir composer avec cet Autre qui se cachait dans le fin fond de son ventre plat. Avec une densité émotionnelle folle, Hélène Michalon nous parle de cet incroyable phénomène qu'est le déni de grossesse. Juliette rejette en bloc l'enfant. On lui précise qu'elle a deux mois pour prendre une décision : devenir sa mère ou ne plus jamais le revoir. Elle vit son post-partum en frôlant la folie. Elle sort sa tête de l'eau petit à petit, tangue, raccommodée par la présence discrètement et patiemment solide de sa famille. A travers ce sujet gravite aussi des thèmes tels que les rapports entre patients et personnels soignants, les rapports parents-enfants, le rapport au corps (tour à tour traitre, guerrier meurtri, matrice extraordinaire...), la césarienne, l'attachement maternel, etc. J'ai aimé suivre le cheminement de Juliette et de sa famille, tout en délicatesse et en parlé vrai (réalité de l'accouchement, du post partum...). Je regrette toutefois le manque de nuances et de développement concernant son changement de décision. En effet, Juliette, totalement épaulée par ses parents et sa jeune sœur, décidera finalement de devenir la mère de son enfant. Celle qu'elle nomme "l'Autre", "le parasite", "le terroriste", deviendra petit à petit "l'enfant", "le bébé" puis Solal. Observer les jeunes mères au parc et réparer une assiette cassée à l'initiative de sa mère - d'où la référence sur la première de couverture à l'art ancestral japonais du kintsugi, l'art de faire renaître les objets cassés - me semble un peu léger pour influer lourdement sur une telle décision. Tout se termine tellement bien que s'en est presque hors sol. Toutefois, le parcours traumatique de l'adolescente paraît justement raconté et nous plonge dans un riche panel d'émotions : l'incompréhension, la révolte, la colère, le désespoir, la tristesse, la honte, la culpabilité, le doute, l'apaisement... C'est une lecture au sujet sensible, bouleversant et brusque dont l'écriture subtile nous rend compte avec justesse du parcours à fleur de peau de l'héroïne. Car comme le dit Hélène Michalon, même si elle n'en a pas conscience, Juliette est bien une héroïne voire "une légende, une femme de la trempe des plus grandes guerrières" venant d'accomplir quelque chose "d'extraordinaire".
Elle était deux. Qui était-il ? Dans la même seconde, elle perdit sa verve, un peu de sa superbe et beaucoup de son enfance.
Le corps déformé de Juliette était devenu si phénoménal qu'elle le contemplait, sidérée. Il ne lui appartenait plus. Elle subissait cet autre dont elle ne voulait pas et qui l'assiégeait, qui la forçait. Comme un viol, elle se sentait sale et contrainte. L'enfant lui volait sa dignité et son innocence, il tuait son avenir. Il était le coprs du délit, l'aveu criant de sa sexualité. L'enfant, vorace comme un parasite, s'était introduit en elle, avait puisé dans ses ressources pour se développer. [...] La lycéenne se perdait entre l'envie d'éjecter l'enfant immédiatement ou de préférer qu'il ne sorte jamais. A présent, on ne voyait plus que lui. Juliette aurait voulu remonter le temps, redevenir petite fille. C'était trop. Trop haut, trop grave. Insurmontable.
Il était là, dans leur monde, inoubliable.
Ses rêves avaient fondu et elle se gaspillait dans le néant, elle se vautrait dans la mélancolie qu'à un autre moment elle aurait trouvée romantique.
Elle était la flamme sur laquelle sa famille soufflait pour la raviver. C'était donc ça l'amour fou : s'effacer pour laisser l'autre passer.
Dans un mouvement de recul, Agnès s'effaça pour laisser à sa fille jouer le premier rôle de sa vie. Une odeur agréable de lait de toilette flottait dans l'air, celle qui donne l'envie incontrôlable de se pencher pour embrasser la tête des bébés. Toutes les deux détaillaient ce petit bout de chair qui avait eu le pouvoir d'arrêter leur vie, il était si petit, si envahissant.