Quand tu entendras cette chanson
Publié le 16 Janvier 2023
"Celle [l'œuvre] d'une jeune fille, qui n'aura pour tout voyage qu'un escalier à monter et à descendre, moins d'une quarantaine de mètres carrés à arpenter, sept cent soixante jours durant."
"Elle est vivante, elle trépigne, celle qu'on ne connaît que figée, sur des photos en noir et blanc. Elle a douze ans. Il lui en reste quatre à vivre."
Suite à la proposition des éditions Stock d'apporter sa pierre à l'édifice de la collection Ma nuit au musée, Lola Lafon a choisi de se rendre en août 2021 à L'Annexe, le musée Anne Franck d'Amsterdam. C'est une évidence qu'elle ne s'explique pas. Pourtant le choix de ce lieu n'a rien du hasard : il fait écho à sa trajectoire personnelle. Cette nuit est l'occasion pour l'autrice de revenir sur la parution du Journal d'Anne Frank et l'histoire de sa propre famille. Comment appréhender une telle expérience ? Que sait-on aujourd'hui de l'adolescente ? Que nous reste-t-il de la lecture de son incontournable journal une fois à l'âge adulte ?
En rendant compte de cette nuit blanche passée dans ce lieu si extraordinaire, aidée en amont par ses échanges avec l'universitaire spécialiste du Journal et ancienne voisine d'Anne Frank, Lola Lafon revient sur le réel désir littéraire d'Anne Franck et sur les conditions de parution et d'adaptations du Journal. Lola Lafon nous fait ainsi prendre conscience de l'effort à fournir parfois pour se confronter à l'espace qu'on nous autorise. On mesure son ton respectueux, qui ne s'autorise pas à écrire seulement Anne. On en ressort enrichit d'informations biographiques et historiques. Repoussant l'instant où elle entrerait dans la chambre d'Anne Franck, l'autrice se remémore le destin tragique de ses propres ancêtres et en vient aussi à nous offrir une confidence nous révélant la signification du titre, qui fait écho à un autre devoir de mémoire personnel. Elle aborde donc les questions de la mémoire - tel "𝑢𝑛 𝑙𝑖𝑒𝑢 𝑑𝑎𝑛𝑠 𝑙𝑒𝑞𝑢𝑒𝑙 𝑠𝑒 𝑠𝑢𝑐𝑐𝑒̀𝑑𝑒𝑛𝑡 𝑑𝑒𝑠 𝑝𝑜𝑟𝑡𝑒𝑠 𝑎̀ 𝑒𝑛𝑡𝑟𝑜𝑢𝑣𝑟𝑖𝑟 𝑜𝑢 𝑎̀ 𝑖𝑔𝑛𝑜𝑟𝑒𝑟" - de la transmission, du devoir, de l'impuissance... et de l'écriture, aussi. Redonnant du souffle et une vérité à la figure qu'est devenue Anne Franck, son récit introspectif et intime s'ouvre à l'universel de manière à la fois sobre et vibrante.
Elles ne connaissent que les extrêmes, ces familles. L'exil ou la mort. L'héroïsme ou la mort. Naître après, c'est vivre en dette perpétuelle. Chaque enfant sera un miracle. Il aura le devoir d'être sur-vivant.
Je me voulais nouvelle, née de mes propres choix : personne, dans la famille, n'avait fait de danse classique. [...] Elle était là ma religion, elle sentait le colophane et la sueur. Je l'avais trouvée ma terre : on y souffrait, on s'y taisait. Je jurais de me vouer à perpétuer l'illusion internationale de la légèreté.
"On ne pourra pas dire qu'on ne savait pas" : cette phrase est un slogan, que le flot d'informations qui nous submerge a rendu obsolète. Nous savons. Nous avons vu les images de tous les massacres, nous avons assisté à tous les conflits, comme à un spectacle.
On ne pourra pas dire qu'on ne savait pas ; on pourra dire qu'on ne savait pas quoi faire de ce qu'on savait. On pourra dire l'impuissance qui nous saisit, qui nous écrase, plus on sait et moins on peut.
Un je [Anne Frank] qui sait, à quatorze ans, que la politique n'est pas un sujet pour adultes, mais un intolérable quotidien d'enfant.
La langue n'est pas un objet inerte dont on se saisit et qu'on plie à sa volonté. C'est elle qui nous transforme, qu'on lise ou qu'on écrive.
Nous sommes les enfants des romans que nous avons aimés, ils se déposent au creux de nos peines, de nos manques, ils contiennent tout ce qui se dérobe à nous, qui passe sans qu'on ait pu le comprendre, nous sommes faits d'histoires qui ne nous appartiennent pas, elles nous irriguent et nous hantent [...]