Ultramarins

Publié le 3 Juillet 2023

Ultramarins

Avec ce premier roman, Mariette Navarro invite le lecteur dans l’immensité sans bornes et sans repères de l’océan. Nous sommes à bord d’un cargo en route pour la Guadeloupe. Au cours de cette traversée de l’Atlantique, la commandante autorise exceptionnellement une baignade en pleine mer à son équipage exclusivement composé d’hommes. Les marins profitent de ce moment suspendu, bientôt gagnés par le vertige des abysses. Dans le canot qui les remonte à bord après la baignade, quand les hommes se comptent, le compte n’y est pas.

 

"- 𝐴𝑙𝑜𝑟𝑠, 𝑒𝑙𝑙𝑒 𝑑𝑒𝑚𝑎𝑛𝑑𝑒, 𝑡𝑜𝑢𝑡 𝑙𝑒 𝑚𝑜𝑛𝑑𝑒 𝑒𝑠𝑡 𝑏𝑖𝑒𝑛 𝑟𝑒𝑚𝑜𝑛𝑡𝑒́ 𝑎̀ 𝑏𝑜𝑟𝑑 ?

- 𝑂𝑛 𝑒𝑠𝑡 𝟸𝟷 𝑑𝑖𝑡 𝑙'𝑢𝑛.

- 𝑉𝑜𝑢𝑠 𝑣𝑜𝑢𝑙𝑒𝑧 𝑑𝑖𝑟𝑒 𝟸𝟶 ?

𝐼𝑙 𝑛𝑒 𝑑𝑖𝑡 𝑟𝑖𝑒𝑛."


À partir de là, nous frôlons le fantastique, sans jamais y tomber. À cet équipage surnuméraire s’ajoute l’apparition d’une brume étrange puis un ralentissement inexpliqué des machines. Le vertige de la baignade en mer semble contaminer la suite de la traversée. C’est à travers les corps, le sien, celui des marins, celui du bateau de marchandises ("un papillon mort, cloué, magnifique"), que la commandante du navire accomplit, comme Ulysse, un voyage qui lui permet de rejoindre les morts, du moins un en particulier, pour mieux s’ouvrir à la vie.

Ainsi, dans un style musical, poétique et sensuel, Mariette nous fait monter sur le pont du navire Navarro pour nous donner à ressentir un processus de deuil et plus globalement notre condition d’être mortel, durant le temps suspendu d’une lecture. J’ai beaucoup aimé l’originalité de l’intrigue et le style déployé. Le livre de bord imaginaire qui résume l’intrigue avec humour (p. 106) se détache du reste mais donne à voir une autre facette stylistique de l’autrice. Le manque d’explication, le caractère un peu trop brumeux des événements et la fin ouverte m’empêchent de qualifier cette lecture de coup de cœur. Pour autant, je vous encourage à plonger dans ce court roman à l’univers singulier, ponctué de quelques références à Moby Dick et à Iphigénie (Guerre de Troie). C’est une épopée maritime à la fois riche et dépouillée et un intéressant portrait de femme. Une lecture iodée qui nous confronte à une inquiétante étrangeté.

 

Ultramarins

Ils tracent un cercle à la surface, on dirait qu'ils prennent la mer pour du papier, leurs bras pour les compas de leur enfance.

Ils commencent donc par là. Par la suspension. Ils mettent, pour la toute première fois, les deux pieds dans l’océan. Se glissent dans l’eau. À des milliers de kilomètres de toute plage. Personne ne le saura jamais, mais c’est maintenant qu’ils naissent, de l’air vers l’eau, expulsés volontaires de leur condition verticale et de leur âge. L’espace d’une seconde ils renversent l’ordre des choses, peut-être que quelque part des oiseaux prennent leur envol à l’envers ou qu’une rivière, d’un coup, remonte à sa source : voilà ce qu’ils pressentent, en vrac, et chacun dans sa langue. Dans la cambrure parfaite de l’horizon, comme naissance c’est beaucoup plus réussi que la première fois, entre les murs carrés d’un hôpital, il y a vingt ans, trente ans, quarante ans, quelque part en Europe.

Mais, pour d'aucuns, c'est trop tard : ils ont eu la pensée nette des kilomètres sous leurs pieds, et ce qu'ils ne s'attendaient pas à rencontrer ici, le vertige, est arrivé. […] Certains, il a suffit d'une seconde, ne peuvent plus regarder l'eau, imaginer la ténèbre du fond, redresser leur corps pour battre des pieds : ils chutent à présent de tous les immeubles possibles, de toutes les falaises de tous les cauchemars. […] Ils n'auront pas été autre chose que des créatures terrestres qui paniquent dans le bleu.

Ultramarins

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

Partager cet article

Commenter cet article