Terrasses

Publié le 5 Novembre 2024

Terrasses

Dans une série de monologues intérieurs entrecroisés, Laurent Gaudé retrace la soirée du 13 novembre 2015. Les promesses d'un doux vendredi soir dans la capitale puis l'horreur en terrasse et la prise d'assaut du Bataclan. Les victimes convoquées le sont ici au sens large : simples civils tués ou blessés, otages, rescapés, pompiers, policiers, membres des forces spéciales, médecins, infirmiers, opérateurs téléphoniques, agents de nettoyage, habitants du quartier spectateurs du drame, parents de victimes, etc. Tous nous émeuvent profondément. J'ai été en larmes plusieurs fois et j'ai dû fractionner ma lecture pour mieux l'apprécier et la digérer. La narration est rythmée par un découpage bien pensé. La personnification du Hasard glaçante. L'écriture est sensible et poignante. Laurent Gaudé suspend le temps, nous fait goûter la terreur mais aussi l'empathie, l'amour et l'envie de vivre.

 

Nous sommes assis en terrasse. Nous bavardons. Buvons. Racontons notre semaine ou nos projets. Il y a des éclats de rire et des silences gênés. Des yeux qui se cherchent, des mains qui se touchent. Nous ne sentons pas que quelque chose a changé. Il est là. Le Hasard. Il s’avance, descend la rue de son pas irrégulier, murmurant entre ses dents une chanson au refrain effrayant : “Toi, oui… Toi, pas…” Mais qui l’entend pour l’instant ? Qui se doute qu’il est venu pour régner et que c’est lui, désormais qui va décider de nous, décider de tout.

p. 23

Je m’appelle Quentin et je suis pompier de Paris depuis un an. Ma mère me fait encore mon petit-déjeuner quand je retourne à Nantes pendant mes permissions. Je m’appelle Amélie, je suis pompière. Je suis Guillaume et moi, Karim, ambulanciers.Nous tous, force de secours ou de l’ordre, nous recevons ce message et certains déjà comprennent qu’il est différent des autres. Je m’appelle Quentin. J’ai vingt-deux ans. Je suis en binôme avec Amélie. Nous sommes de la même promotion. Mutés tous les deux dans la même caserne. Je découvre les premières victimes. Elles ont le même âge que moi et gisent là, le corps criblé de balles. Rien ne m’a préparé à cela. [...] mille fois répétés.

p. 45

Qu’avons-nous à opposer à leur sauvagerie ? Ces gestes, petits gestes d’humanité. S’agenouiller devant un homme ou une femme pour l’accompagner avec tendresse. Dire quelques mots. Tenir une main. Sourire à un visage pour essayer d’en chasser la terreur. Rester jusqu’au bout, même si cela ne sert plus à rien. [...] Nous nous sommes rencontrés en ce jour où les trottoirs saignaient, juste avant que tu ne meures, nous nous sommes parlés, touchés, j’ai dit ton nom, et il se pourrait bien que ce fût, Julie, la rencontre la plus importante de ma vie.

Je ne te connais pas mais je te remercie. Je te baise les mains. Tu ne sais rien de nous, de notre famille, mais tu en fais partie parce que tu étais là, penché sur elle au moment de la fin. C’est cela qui compte, Julie. Une main a pris la tienne. Des lèvres ont répété ton nom, Julie, ce nom que nous avions choisi, ta mère et moi… Je pourrais hurler, me frapper le visage pour ne pas avoir été là, avec toi. Je ne cesse d’imaginer que j’aurais fait mieux, que j’aurais fait plus, que je serais allé chercher un pompier, que je l’aurais ramené de force s’il avait fallu, que je t’aurais emmenée à l’hôpital le plus proche en te portant dans mes bras… Mais je sais que c’est faux. J’aurais été impuissant, détruit d’être à tes côtés sans parvenir à te sauver. Alors cela revient au même.

Tu n’es pas morte seule, ma fille, parce que quelqu’un qui s'appelait Mathieu s’est penché sur toi.

p. 105

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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