Cosmétique du chaos
Publié le 9 Mai 2020
Sur la surface du miroir, ton visage se trouble en risées capricieuses. Aucune blessure n’a dévasté ta face, aucun mal n’a corrompu tes chairs, tu es simplement là, à peine remise d’une opération de chirurgie esthétique tout à fait anodine, à contempler quelque chose d’aberrant, quelque chose de mouvant et d’instable dans laquelle tu ne te reconnais absolument pas.
J'ai repéré ce court roman d'une centaine de pages sur bookstagram il y a quelques temps et je me suis laissée surprendre par cet ovni signé Camille Espedite et publié chez Actes sud : une satire sociale, voire une dystopie, évidemment empreinte de réflexions philosophiques, mais surtout une écriture très sophistiquée, proche d'une certaine poésie. Premier étonnement : le livre est écrit à la deuxième personne. Il s'adresse à Hasna, qui vient de subir une opération de chirurgie esthétique réputée anodine. Suite à son licenciement, elle se voit en effet contrainte d'accepter les préconisations de sa conseillère de réinsertion dans l'emploi et de procéder à une série d'améliorations afin de "se révéler pleinement". En plus des modifications sur son visage et d'une liposuccion des cuisses et du bas-ventre, son sexe sera également opéré. Hasna vit très mal ces interventions successives. Elle ressent un besoin viscéral et de plus en plus prégnant d'intimité et de pudeur. Elle sombre peu à peu dans une étrange résistance proche de la folie. Récit d'anticipation sur la question de l'apparence normée, Cosmétique du chaos évoque surtout l'appartenance à une société baignée par la surveillance de masse et la transparence. La suffocation du personnage comme du lecteur est dû à ce balisage sans faille d'une fiction pas si futuriste : on ne peut se rendre en supermarché sans son smartphone, on doit montrer son visage pour entrer dans les immeubles, on s'appelle en visio, on doit entretenir son identité numérique, on subit des opérations de chirurgie esthétique pour garder ses chances sur le marché de l'emploi... Organique et sensuel, le style d'écriture est un concentré d'ornements littéraires : y foisonnent du vocabulaire soutenu (alacrité, bacchanale, iconoclaste...), des adjectifs originaux (obséquieux, narquois, crailleuse, ...), des néologismes ("tu furibardes", "tu fauves", "tu nicotines"...), etc. L'imbrication des mots, souvent complexes, associée au choix d'utiliser la deuxième personne du singulier, nous attrape et nous dérange. Ce n'est pas toujours facile à lire mais j'ai trouvé cet exercice enrichissant et la prose originale. Une écriture recherchée, un ton sombre voire glauque et un propos intéressant et percutant : une lecture à tenter !
Soudain une lune brutale s'écarquille à la fenêtre.
À peine sortie de l’ascenseur, tu te kaléidoscopes. L'open space invite à la circulation des regards. Le tien explose littéralement. Tu baisses les yeux et glisses timidement sur le sol jusqu'à une chaise sur la gauche qui te fond dans son immobilité.
Le jour suivant, la clinique t'accueille à l'heure convenue dans un soupir de portes vitrées et un sourire charte qualité. Tu es prise en otage dès ton arrivée, te laisses guider vers la chambre médicalisée, déshabillée à quatre mains, telle une reine, Cléopâtre à la beauté éternelle. La vulve est un visage. L'infirmière te l'explique : tu dois assumer ta féminité, tailler tes petites lèvres te permettra de ne pas avoir peur de les exhiber au moment opportun, tu gagneras ainsi en confiance, en attractivité naturelle. Il ne s'agit pas de déflorer la personnalité de ton sexe, encore moins d'atténuer son originalité, il s'agit de le lustrer comme un bijou pour qu'il resplendisse pleinement.