In carna : fragments de grossesse

Publié le 5 Janvier 2022

In carna : fragments de grossesse

Merci aux éditions du Rouergue pour cet envoi

 

La rentrée hivernale des éditions du Rouergue nous offre ce récit : celui d'une grossesse comme un condensé de milliers d'autres. Caroline Hinault, à partir des notes prises lors de ses différentes grossesses (quatre dont trois menées à terme), a cherché à en faire émerger la "substantifique moelle" et à hisser son expérience au rang de l'universel. Elle témoigne de cet état "d'incarnation" et interroge la façon dont les femmes peuvent penser et se réapproprier leur singularité biologique. Elle nous dit que le corps dans lequel nous habitons et vivons le monde est un lieu aussi politique que poétique, et que les mutations qu'il vit, dont la grossesse n'est pas des moindres, méritent d'être saisies en tant que fait culturel au carrefour de nombreux rapports de pouvoir. Au-delà de sa magnifique couverture qui dit l'ambivalence des ressentis propres à la grossesse et à la maternité, j'ai apprécié son avant-propos éclairant. Un extrait et une interview de l'autrice sont d'ailleurs à découvrir sur le site de l'éditeur à ce sujet.

 

Caroline Hinault, notamment lors de sa première grossesse, s'est rendu compte que peu de texte s'emparaient de la question du corps enceint d'un point du vue littéraire. Ce corps en métamorphose et cette intimité bousculée lui sont apparus comme un terrain de jeu langagier insuffisamment inexploré. Elle a souhaité rendre compte de cet événement à la fois banal et extraordinaire de la mise au monde d'un enfant d'un point de vue intime mais aussi social, politique et idéologique. Car "incarner, pour la femme enceinte, c'est porter l'autre dans sa chair mais c'est aussi représenter, symboliser autre chose que soi". Le corps enceint, enchâssé à un autre corps, incarne le concept même de maternité, une allégorie de la vie. Plus encore, la femme enceinte incarne aussi cette identité "plus chargée symboliquement qu'une barque trop remplie" : une mère.

 

Passé l'avant-propos, le premier chapitre intitulé "Le chœur" (voir ci-dessous) ne peut que vous happer. Il offre un panel de phrases entendues par la narratrice - femme lambda uniquement désignée par le pronom "Elle" - sur l'accouchement. Le récit à la troisième personne démarre ensuite réellement avec le déroulé d'une grossesse mois par mois, du désir de conception à la période de post-partum, avec ses réflexions intimes parfois étayées de références littéraires, psychologiques ou philosophiques. C'est en effet un récit hybride qui nous est proposé, à la fois confidence intime et essai féministe. Je me suis retrouvée dans ce besoin de dire, formuler l'indicible, garder une trace de mon expérience, aussi. Comme elle le souligne elle-même : "C'est là l'un des pouvoirs ahurissants de la lecture : édifier en silence des pans entiers de notre être à partir d'altérités langagières". On se rend compte au travers du travail de Caroline Hinault de toutes ces zones d'ambiguïté partagées par les femmes, sans cesse en train de naviguer entre les rives de l'épanouissement et du découragement. J'ai aimé les références féministes et aurais apprécié qu'elles soient davantage développées. Le propos est en effet jalonné d'évocations ou citations : de Simone de Beauvoir à Niki de Saint Phalle en passant par l'historienne Yvonne Knibiehler, l'autrice Marguerite Duras ou l'artiste peintre Paula Modersohn-Becker. On trouve aussi des anecdotes sur de multiples sujets tels que (en vrac) : les nausées, les insomnies, le rapport au corps médical, les vergetures, les fausses-couches, les enjeux de filiation, l'habillement, le rapport à l'art, à la temporalité, etc. On frôle l'exhaustivité. Et pourtant, chacune d'entre nous, à la hauteur de sa propre et unique expérience, pourrait compléter le recueil d'anecdotes et le propos.

 

C'est au final un très beau récit, riche et nuancé, qui contribue à tisser les liens de la sororité. Caroline Hinault propose de repenser la politique de la parentalité afin que les femmes gagnent "en légèreté, en insouciance et en égoïsme". Que la maternité et la paternité s'équilibrent en un juste "parentage". Et que chacun et chacune ait enfin le loisirs de pleinement "contempler" la naissance et le développement de ses enfants.

 

Une grossesse, c'est d'abord une attente. La cristallisation inédite du désir, du risque et du temps, opérée dans le corps d'une femme.

En survalorisant le soi-disant "privilège" qu'ont les femmes de porter les enfants dans leur chair, les hommes se sont très habilement débarrassés de tout ce qu'ils devraient prendre à leur charge pour rétablir cet équilibre des efforts. Argumentation habile, piège lexical qui maintient les femmes dans une forme de culpabilité quand elles osent réclamer cette part de l'autre. En effet, qui oserait se plaindre d'un privilège ?

Respirer et pousser, faire sortir un corps de soi, oui par une voie aussi basse que celle-là, sentir un être glisser et s'extirper de son vagin, confère une puissance inédite. Peu de choses font peur ensuite.

Dans les couloirs de la maternité, elles se croisent, ballons de baudruche en voie de dégonflement plus ou moins avancé après le carnaval. La fête est finie, le déguisement remisé au placard. Ne restent que les cernes et un sourire mi-béat mi-prostré. Elles manoeuvrent leur précieux vaisseau spatial, écrin de plexiglas qui contient leur trésor fripé [...]. On flotte dans les couloirs mauves, en pyjama mous et seins durs, on se fait un petit signe depuis notre montgolfière mentale qui n'en finit pas de devoir se lester aux indices du réel pour pouvoir atterrir sans trop d'encombres.

In carna : fragments de grossesse
In carna : fragments de grossesse
In carna : fragments de grossesse

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

Partager cet article

Commenter cet article