Samouraï

Publié le 9 Juin 2022

Samouraï

Primo-romancier au faible retentissement médiatique, Alan Cuartero est en difficulté depuis que sa compagne l'a quitté, pour un universitaire spécialiste de Ronsard, en lui reprochant au passage de ne pas écrire de roman "sérieux". Chargé par ses voisins de surveiller leur piscine le temps de leurs vacances, il se convint que l'occasion est belle de s'astreindre à une discipline de samouraï de l'écriture en rédigeant dix mille signes par jour sur cette terrasse idyllique. Il brillera sur les plateaux de télévision et Lisa se mordra les doigts d'avoir abandonné un écrivain adulé. C'était sans compter sur son couple d'amis qui s'est donné pour mission de lui dégoter une nouvelle amoureuse dans l'été ("Quand on tombe de cheval, il faut tout de suite se remettre en selle. Voilà la théorie de Jeanne et Florent. Et j'ai envie de leur répondre : sauf quand la chute entraîne un tassement de vertèbres"). Sans compter non plus sur la maman de son ami d'enfance fraîchement suicidé et les notonectes et batraciens envahissant soudainement la piscine pourtant chlorée. Malgré tout, Alan s'enthousiasme tour à tour pour les fraîches idées de romans qui lui viennent : un récit sur ses grands-parents, réfugiés espagnols, ou encore sur la mystérieuse disparition d'une joggeuse de sa commune... Fantasmant sur les futures critiques élogieuses de Claire Chazal et Télérama ("Un roman poignant sur la filiation, la transmission et la résilience [Pictogramme Bonhomme très enthousiaste]"), il en oublie d'écrire et se laisse submerger par l'eau de plus en plus verdâtre de la piscine et les cocasses imprévus du quotidien. On retrouve dans ce roman les caractéristiques propres à l'auteur : la narration à la première personne d'un gentil looser, l'humour cynique et les disgressions. Le présent de narration, introspectif, permet de rendre compte des proportions insensées et handicapantes que prennent les observations et cogitations du narrateur. On rit et glousse à ses dépends, manière de tenir éloignées nos propres faiblesses lues en miroir. C'est drôle à souhait. Mais attention à ne pas trop user les ficelles… A lire pour son regard décalé tant sur les événements anodins que sur le monde littéraire, et surtout pour sa auto-dérision réjouissante.

 

Je me visualise attablé sous le store, devant mon ordinateur, cintré dans un peignoir brodé de mes initiales, un thé à la menthe dans la main, une cigarette dans l'autre, le regard tendu vers l'œuvre. A l'instar des enfants qui se targuent d'avoir des chaussures qui courent vite, il me semble que cette terrasse pourrait écrire quelque chose de qualité.

Avec ce roman, il est simplement question de susciter chez elle une admiration qui, durant ces longs mois, lui a fait défaut, et tant pis si c'est trop tard. De manière un peu perverse, je veux qu'elle réalise à quel point elle est passée à côté de moi [...]. Je vais consacrer mon mois d'été à écrire un roman poignant, sensible et émouvant, réveiller mes démons, transformer mon chagrin en matière brute, descendre à la mine et en remonter le texte le plus beau, le plus bouleversant qui soit. Je vais plonger dans l'écriture avec l'acharnement et la concentration d'un guerrier samouraï, un chemin dont rien ne m'écartera, je vais m'astreindre à un rythme strict et physique, dix mille signes par jour, guidé par l'écriture et elle seule [...].

Voilà ce qui nous a toujours rapprochés, Florent et moi : le gène de la catastrophe auto-immune, une aptitude à se rendre la vie plus pénible encore sans la moindre aide extérieure. Un vrai don de Dieu.

Je vois bien que le type de Bricomarché ne me prend pas au sérieux [...] et son attitude transpire le racisme social, dans chacun de ses mots, de ses regards au loin, ce mépris de classe qui s'applique indifféremment du haut vers le bas et du bas vers le haut, je ne suis pas manuel, je suis un putain d'intellectuel, ça se voit, j'ai les mains trop propres, pas assez marquées, sans la moindre corne, si ça se trouve je suis un Parisien en vacances dans sa résidence secondaire, la totale.

Nous sommes là, tous les trois, debout au bord du bassin, mes voisins comme pétrifiés, leurs bagages posés à leurs pieds, fixant l'eau verte dans un silence hébété. Des camionnettes d'équipe de télé sont stationnées devant leur maison, de temps en temps on entend un journaliste les interpeller derrière le mur. Ils semblent perdus, visiblement ils cherchent à reconstituer ce qui a bien pu se passer entre leur départ en vacances et maintenant, et l'imagination la plus débridée ne suffirait pas à assembler les pièces du puzzle, et leurs yeux hagards semblent dire : depuis combien d'années sommes-nous partis au juste ?

 

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Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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