L'événement

Publié le 15 Novembre 2022

L'événement

Autre œuvre incontournable d'Annie Ernaux, adaptée l'année dernière sur grand écran, le récit autobiographique de son avortement clandestin au début des années 60. Annie Ernaux y décrit le plus fidèlement possible, en se basant sur des traces écrites (journal intime, agenda, carnet d'adresses...),  le parcours subit en tant que jeune étudiante pour avorter cette année-là, quatre ans avant la légalisation de la pilule contraceptive et douze ans avant la loi Veil. Elle est alors entourée, bien que laissée à elle-même, de son petit ami, d'un médecin, d'une faiseuse d'ange puis de sa voisine de chambre à l'université. Le récit, distancié, permet de mesurer les peurs et les humiliations auxquelles s'exposaient les femmes désirant avorter à cette époque. Il se fait témoin sociologique. Il dessine également des préjugés de classe. Mais ce récit témoigne bien sûr aussi d'un événement "𝒊𝒏𝒐𝒖𝒃𝒍𝒊𝒂𝒃𝒍𝒆" au sens de quelque chose d'important à l'échelle d'une vie, qui marque et transforme. Une sorte d'épreuve initiatique féminine, "𝒍'𝒆́𝒑𝒓𝒆𝒖𝒗𝒆 𝒅𝒖 𝒓𝒆́𝒆𝒍 𝒂𝒃𝒔𝒐𝒍𝒖". Cet événement signe la fin de l'insouciance pour Annie Ernaux, qui revient sur les circonstances de ce drame, cette "𝒆́𝒑𝒓𝒆𝒖𝒗𝒆 𝒐𝒓𝒅𝒊𝒏𝒂𝒊𝒓𝒆", des décennies plus tard, en le racontant mais aussi en le commentant, ponctuant son récit de parenthèses. La nuit de l'expulsion du fœtus est évidemment poignante, malgré la sobriété de l'écriture. C'est une lecture rapide et pourtant révoltante, qui permet de garder trace et mémoire de cette épreuve endurée par de multiples générations de femmes.

 

Il était impossible de déterminer si l’avortement était interdit parce que c’était mal, ou si c’était mal parce que c’était interdit.

(Il se peut qu’un tel récit provoque de l’irritation, ou de la répulsion, soit taxé de mauvais goût. D’avoir vécu une chose, quelle qu’elle soit, donne le droit imprescriptible de l’écrire. Il n’y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde.)

Pour penser à ma situation, je n'employais aucun des termes qui la désignent, ni "j'attends un enfant", ni "enceinte", encore moins "grossesse", voisin de "grotesque". Ils contenaient l'acceptation d'un futur qui n'aurait pas lieu. Ce n'était pas la peine de nommer ce que j'avais décidé de faire disparaître.

Je n'avais pas imaginé avoir cela en moi. Il fallait que je marche avec jusqu'à la chambre.

Je l'ai pris dans une main - c'était d'une étrange lourdeur - et je me suis avancée dans le couloir en le serrant entre mes cuisses. J'étais une bête.

Nous ne savons pas quoi faire du fœtus. O. va chercher dans sa chambre un sac de biscottes vide et je le glisse dedans. Je vais jusqu'aux toilettes avec le sac. C'est comme une pierre à l'intérieur. Je retourne le sac au-dessus de la cuvette. Je tire la chasse.
Au Japon, on appelle les embryons avortés "mizuko", les enfants de l'eau.

[Elle] fait partie de ces femmes, jamais rencontrées, mortes ou vivantes, réelles ou non, avec qui, malgré toutes les différences, je me sens quelque chose de commun. Elles forment en moi une chaîne invisible où se côtoient des artistes, des écrivaines, des héroïnes de roman et des femmes de mon enfance. J’ai l’impression que mon histoire est en elles.

Je marchais dans les rues avec le secret de la nuit du 20 au 21 janvier dans mon corps, comme une chose sacrée. Je ne savais pas si j'avais été au bout de l'horreur ou de la beauté. J'éprouvais de la fierté. Sans doute la même que les navigateurs solitaires, les drogués et les voleurs, celle d'être allés jusqu'où les autres n'envisageront jamais d'aller. C'est sans doute
quelque chose de cette fierté qui m'a fait écrire ce récit.

J’ai fini de mettre en mots ce qui m’apparaît comme une expérience humaine totale, de la vie et de la mort, du temps, de la morale et de l’interdit, de la loi, une expérience vécue d’un bout à l’autre au travers du corps.

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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