Leurs enfants après eux
Publié le 28 Mars 2023
𝐿𝑒𝓊𝓇𝓈 𝑒𝓃𝒻𝒶𝓃𝓉𝓈 𝒶𝓅𝓇𝑒̀𝓈 𝑒𝓊𝓍 a obtenu le Prix Goncourt en 2018, mettant sur le devant de la scène son jeune auteur vosgien et ses personnages issus de la petite ville fictive de Heillange, au passé industriel sinistré. Nicolas Mathieu nous fait parcourir la décennie 90 le temps de quatre étés et évoque la difficulté d'échapper à son conditionnement social au travers des yeux et des cœurs de trois personnages principaux ; trois adolescents "𝒿𝑒𝓊𝓃𝑒𝓈 𝒶̀ 𝒸𝓇𝑒𝓋𝑒𝓇" dont les destins s'entrecroisent : 𝒜𝓃𝓉𝒽𝑜𝓃𝓎, 𝐻𝒶𝒸𝒾𝓃𝑒 𝑒𝓉 𝒮𝓉𝑒𝓅𝒽. De l'été 1992 suffocant d'hormones à 1998 et sa fiévreuse coupe du monde, leur passage à l'âge adulte ne se fait pas sans heurts ni passions tristes. Les quelques péripéties se concentrent sur un double vol de moto, des flirts, des altercations. En réalité, il s'agit de dépeindre une jeunesse dénuée de perspectives et nourrie de rancœurs. Des jeunes qui traînent dans la chaleur étouffante de leurs vacances, jouent au flipper, matent des filles, descendent des bières, écoutent Nirvana, fument, mentent et longent les nationales plein gaz en rêvant de foutre le camp.
Il serait trop fastidieux d'entrer ici dans les détails du récit. Malgré des longueurs et d'assez nombreux personnages à identifier au départ - car il est également beaucoup question des parents plus ou moins défaillants - j'ai apprécié suivre les destinées des personnages principaux et comprendre avec nuances les mécanismes sociaux à l'œuvre. On note une certaine parenté à Annie Ernaux dans l'engagement de Nicolas Mathieu à parler de la France par le prisme d'une époque, d'une région, d'un milieu, d'un âge, d'un sexe. J'ai descellé au fur et à mesure de ma lecture une écriture ciselée : vive, sincère, proche d'une certaine oralité et parfois dense de poésie pour raconter les émois, les frustrations et la mélancolie. Comme il le dit dans son roman, pour chaque génération, l'adolescence sera la même, unique, et "𝓁'𝑒́𝓉𝑒́ 𝓅𝒶𝓉𝒾𝑒𝓃𝓉 [𝒸𝑜𝓃𝓉𝒾𝓃𝓊𝑒𝓇𝒶 𝒹𝑒 𝒻𝒶𝒾𝓇𝑒] 𝓈𝑜𝓃 𝒹𝑜𝓊𝓍 𝒷𝓇𝓊𝒾𝓉 𝒹'𝒽𝑒𝓇𝒷𝑒."
A l'horizon, le ciel avait pris des couleurs exagérées. Grisé, il lâcha le guidon et ouvrit les bras. La vitesse faisait battre les pans de son débardeur. Il ferma les yeux un instant, le vent sifflant à ses oreilles. Dans cette ville moitié morte, étrangement branlée, construite dans une côte et sous un pont, Antony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever.
Pour Anthony, Paris était un truc abstrait et creux. Paris c'était 7 sur7. La tour Eiffel. Les films de Belmondo. Un genre de parc d'attractions, en plus prétentieux. Il ne comprenait pas très bien ce qu'elle irait foutre là-bas.
- J'irai, je m'en fous.
Pour Steph, Paris était noir et blanc. Elle aimait Doisneau. Elle y allait à Noël avec ses parents. Elle se souvenait des vitrines et de l'Opéra. Elle serait parisienne un jour.
Anthony avait beau ne pas croire à cette fantaisie biblique, l'élancement de la pierre, les bleus du vitrail, cette verticalité, ça faisait quand même un truc.
[...] tout à coup, quelque chose se passait au dedans, sous la peau, à même l'organe, et vous vous retrouviez comme la mer, toute de profondeur et de clapotis.
Dans sa bouche, la nourriture était brûlante, avec un bon goût d'habitude et de beurre.
L'enfance, c'était fini.
Il en avait bien profité. Combien de fois on lui avait dit : t'as de la chance d'être mineur ? Toutes ces années à chercher la merde, se retrouver dans des histoires de trafic, de vols de scoot, à dégrader du mobilier urbain pour rigoler, à glander et sécher les cours. La minorité avait cette vertu ambigüe, elle vous protégeait mais, en prenant fin, vous précipitait tout d'un coup dans un monde d'une férocité insoupçonnée jusque-là. Du jour au lendemain, la réalité de vos actes vous revenait en pleine gueule, les deuxièmes chances n'avaient plus lieu d'être, les patiences sociales s'évanouissaient. Anthony avait redouté ce cap sans y croire vraiment. L'armée était une autre giron où se cacher. Là-bas, il n'aurait qu'à obéir.
[...] elle était cette puissance de résignation et de tendresse, cette hémorragie inlassable, débordante de lait, de larmes, d'amour et de fatigues.
Les chandelles fusaient à travers la nuit, pétillantes et raides, avant d'éclater dans les poitrines et de crever les tympans.
C'était la 47e minute du match et Lilan Thuram, qui ne marquait jamais, remonta la moitié du terrain et marqua. Le rade, alors, prit feu. Un seul cri monta de toutes les bouches. Une table fut renversée. De la bière se répandit sur le sol. Les spectateurs se mirent à sauter sur place, gueulant, se prenant dans les bras. Hacine avait dressé ses deux poings vers le ciel, il sentit qu'on le secouait. C'était Anthony, hors de lui, devenu amnésique, terriblement français, heureux comme un enfant.