À la ligne : feuillets d'usine [BD]
Publié le 10 Décembre 2024
Ah, Joseph... une drôle d'histoire m'unit à lui. L'achat et la lecture de l'adaptation en bande dessinée de son livre étaient donc une évidence. Sarbacane vient en effet de publier le travail de Julien Martinière. Se basant sur le livre de Joseph Ponthus, il met en images le drame social du monde ouvrier et en particulier celui du travail d'intérimaire dans les conserveries et abattoirs bretons.
Le graphisme encré, en noir et blanc, met tour à tour en scène les journées à l'usine, les balades sur la plage avec Pok Pok, les nuits trop courtes et pleines de cauchemars. Le dessin est peu organique. Il nous présente bien souvent un horizon obstrué : par la barrière de sécurité du parking, par la fumée qui s'échappe de l'usine, par les néons au-dessus de la ligne de production... Les hommes comme les animaux sont cernés de quadrillages : le carrelage à petit carreaux du sol de l'usine, les grilles du barbecue, les machines... Le logo de l'usine (un poisson) a même des allures de Big Brother. Les cases sont parfois blanches et vides comme les gestes peuvent être vides de sens et de mots, et parfois plus sombres, pleines d'entrailles et de sang. Paré d'un tablier et de chaussures de sécurité, dans l'uniforme d'un soldat ou encore nu, Joseph nous apparait dans une palette de forces et de faiblesses. Il se désole des propos racistes de certains collègues, se réjouit pour d'autres qui osent parler ouvertement de leur homosexualité. Chante du Balavoine ou du Lavilliers. Quand ses mains ne trient pas les crevettes ou ne poussent pas les carcasses des vaches, elles sont occupées à fumer, à boire une bière, à programmer le réveil. Et à caresser, aussi.
Julien Martinière a su être fidèle à l'autofiction de Joseph Ponthus tout en prenant certaines libertés. Son interprétation des scènes de cauchemars et à l'abattoir sont particulièrement expressives. L'aliénation ouvrière y est très bien rendue. Seul bémol, le jugement négatif de ses anciens collègues dont je ne me rappelle pas qu'il ait été question dans le texte original. Il y a aussi une scène appuyée sur un collègue macho et pervers. Pour le reste, on y trouve les mots et les silences de Joseph. Son humilité. Ses journées et ses nuits, à la fois fiévreuses et fraternelles.
Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire
s’incruste tenace comme une arête dans la gorge
Non le glauque de l’usine
Mais sa paradoxale beauté.
La nuit je me sens soldat de l'usine.
Les proches plutôt que les poches.
Nous étions jeunes et larges d'épaules
Joyeux, insolents et drôles
On attendait que la mort nous frôle.
[Bernard Lavilliers]
Dites-moi, vous ne seriez pas un peu anar' sur les bord, monsieur Ponthus ? Juste lutteur de l'imaginaire, madame Ponthus. Lutteur de l'imaginaire.
J'ignore encore comment franchir ce Styx du vendredi sans payer mon obole de colère.
L'usine bouleverse mon corps, mes certitudes. Ce que je croyais savoir du travail et du repos. De la fatigue. De la joie. De l'humanité.
Il y a mon mal de dos et la fatigue autant que la joie. Il y a qu'il n'y aura jamais, même si je trouve un vrai travail, si tant est que l'usine en soit un faux, ce dont je doute... Il y a qu'il n'y aura jamais de point final... à la ligne.