Trancher

Publié le 28 Février 2022

Trancher

Je découvre l'écriture ciselée d'Amélie Cordonnier par son premier et douloureux roman paru en 2018 sur le thème de la maltraitance conjugale. Court et percutant, le roman est écrit à la deuxième personne du singulier comme si la narratrice se parlait à elle-même, ce qui contribue à créer un attachement entre le lecteur et elle. On ne connaîtra d'ailleurs pas son prénom. Elle est sur le point de fêter ses quarante ans et se promet de prendre une décision pour son anniversaire : partir ou rester. Car Aurélien, avec qui elle partage sa vie, un matin, devant leurs enfants ahuris, a rechuté : il l'a de nouveau, après 7 ans sans heurts, insultée. La narratrice nous raconte alors : son histoire d'amour, les crises de violences verbales rares mais intenses, l'effroi qu'elles occasionnent, accompagnées par la crainte que cette violence se répercute sur les enfants. C'est un problème qui ne se dit pas, se camoufle, des mots qui ne se partagent pas mais ravagent dans la sphère privée. D'ailleurs, Amélie Cordonnier ne nous assomme pas de ces insultes proférées par le conjoint et sait les révéler parcimonieusement, renforçant leur effet. J'ai aimé la justesse et l'ambivalence des émotions mis en scène. Les raisonnements censés mais torturés aussi. La fin est ouverte, ambiguë : c'est au lecteur de trancher.

 

C'est revenu sans prévenir. C'était un de ces week-ends de septembre que tu préfères. […]
Il est 10 heures, ce matin-là. […] C'est à ce moment-là qu'Aurélien déboule dans la cuisine. Tu remarques l'air agacé qu'il affiche ostensiblement. Il allume la baffle et met la musique à fond. "Mais non, t'exclames-tu en baissant le son, on ne peut pas travailler dans ces conditions." Alors ça sort, sans prévenir. Personne ne s'y attend. Ni toi ni les enfants, qui se figent instantanément. "Je suis chez moi, quand même, alors ferme ta gueule une bonne fois pour toutes, connasse, si tu veux pas que je la réduise en miettes." Uppercut. Souffle coupé. Tu baisses la tête sous l'effet du coup.

Pourquoi étais-tu revenue ? Parce que tu étais fatiguée, et que tu avais eu envie d'y croire. A cause de Barbara et de sa foutue chanson. Parce que tu as toujours su que le temps perdu ne se rattrape plus. A cause de Proust aussi et de son fichu Temps retrouvé.

Mais pourquoi dit-il tout ça ? Tu ne sais toujours pas. Tu as demandé au psy comment appeler sa maladie, mais il a refusé que tu te réfugies derrière des mots prêts à l'emploi. La seule solution, a-t-il dit, c'est qu'il fasse un travail sur lui. De son côté. Tout seul, comme un grand. Cela ne t'a pas empêchée de chercher. Sur Internet, tu as tout tapé. Tu as googlé "pervers narcissique", "troubles bipolaires" et "syndrome Gilles de la Tourette". Tu as d'abord pensé à des problèmes neurologiques, puis héréditaires. Et maintes fois, tu as voulu tout mettre sur le dos de sa mère qui lui parle si mal. Mais même si tout était vraiment de sa faute, à elle, ça changerait quoi ?

"Quand papa se marre en déclarant que tu pisses comme une grosse vache dégueulasse, c’est péjoratif ça ?" - Oui, c’est péjoratif. "La version laudative, ça pourrait être quoi ?" Tu réfléchis deux minutes : "Votre Altesse, de l’or coule entre vos fesses !" Il rit. Toi aussi. La formule le réjouit, alors il se redresse et prend un air théâtral pour la déclamer. "Votre Altesse, de l’or coule entre vos fesses !"

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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