Publié le 31 Janvier 2024

Sur la bouche : une histoire insolente du rouge à lèvres

Voici un essai signé Rebecca Benhamou sur le rouge à lèvres, aujourd'hui icône de la culture de masse, qui dit l'entrecroisement de l'intime et du politique à travers l'Histoire. Le rouge à lèvres est ici le prisme d'une narration plus large concernant la place des femmes dans l'espace social. Cet essai, comme le précise son autrice, n'est ni un texte à charge contre le bâton de rouge, ou tout autre geste de beauté, ni un éloge prescripteur. Il se propose simplement et sans prétendre à l'exhaustivité d'observer l'Histoire des femmes (de la fin du XIXe siècle à nos jours) à travers celle de l'utilisation du rouge à lèvres.

 

Le rouge à lèvres est parfois jugé "𝒾𝓃𝓈𝑜𝓁𝑒𝓃𝓉" pour plusieurs raisons : sa couleur ardente, l'objet lui-même dès lors qu'il sera conditionné en tube (dans les années 1870-1880), et bien sûr la partie du corps sur laquelle il est appliqué car la bouche est symbole d'érotisme mais aussi de parole. Dès lors, on comprend que ce fard "𝓃'𝒶 𝓅𝒶𝓈 𝒿𝓊𝓈𝓉𝑒 𝓋𝑜𝒸𝒶𝓉𝒾𝑜𝓃 𝒶̀ 𝑒𝓂𝒷𝑒𝓁𝓁𝒾𝓇, 𝒾𝓁 𝓋𝒾𝑒𝓃𝓉 𝓈𝑜𝓊𝓁𝒾𝑔𝓃𝑒𝓇". A la fin du XIXe siècle, le rouge à lèvres est subversif, associé aux prostituées ou à celles qui osent déclamer sur les planches des tirades enflammées. Puis, l'industrie des cosmétiques prend ses quartiers à Paris et, dans les allées du Bon marché, le rouge se démocratise. Par la suite naît le mouvement des suffragettes qui réclame le droit de vote pour les femmes. Les militantes doivent lutter contre des stéréotypes selon lesquels elles ne seraient que des femmes laides, aigries, extrémistes, non séduisantes. Elles vont alors, aux États-Unis comme en France, user des canons contemporains de la beauté pour contrer les critiques et s'afficher le rouge revendicateur aux lèvres. Dans l'entre-deux guerres, Paris a le cœur en fête et le rouge est partout, accompagnant les femmes vers des mœurs plus libres, avec "𝓊𝓃𝑒 𝓂𝑜𝒹𝑒 𝓅𝓁𝓊𝓈 𝒻𝑜𝓃𝒸𝓉𝒾𝑜𝓃𝓃𝑒𝓁𝓁𝑒, 𝓂𝑜𝒾𝓃𝓈 𝒸𝑜𝓊𝓋𝓇𝒶𝓃𝓉𝑒 𝑒𝓉 𝓅𝓁𝓊𝓈 𝓁𝓊𝒹𝒾𝓆𝓊𝑒". Après la Seconde Guerre Mondiale, on est pris d'un sentiment d'urgence : "𝒱𝒾𝓉𝑒, 𝒾𝓁 𝒻𝒶𝓊𝓉 𝒶𝒾𝓂𝑒𝓇, 𝒻𝒶𝒾𝓇𝑒 𝒹𝑒𝓈 𝑒𝓃𝒻𝒶𝓃𝓉𝓈, 𝒸𝑜𝓃𝓈𝑜𝓂𝓂𝑒𝓇 𝑒𝓉 𝓇𝑒́𝑒𝓃𝒸𝒽𝒶𝓃𝓉𝑒𝓇 𝒶̀ 𝓉𝑜𝓊𝓉 𝓅𝓇𝒾𝓍 𝓁𝒶 𝓋𝒾𝑒 𝒹𝒶𝓃𝓈 𝓁𝑒𝓈 𝒻𝑜𝓎𝑒𝓇𝓈. ℒ𝒶 𝒻𝒾𝑔𝓊𝓇𝑒 𝒹𝑒 𝓁𝒶 𝓂𝑒́𝓃𝒶𝑔𝑒̀𝓇𝑒, 𝒹𝑒 𝓁𝒶 𝒻𝑒𝓂𝓂𝑒 𝒹'𝒾𝓃𝓉𝑒́𝓇𝒾𝑒𝓊𝓇, 𝑒𝓈𝓉 𝓅𝒶𝓇𝓉𝑜𝓊𝓉." Désormais, le rouge devient son uniforme, comme "𝒹𝑒𝓊𝓍 𝓉𝓇𝒶𝒾𝓉𝓈 𝒹𝑒𝓈𝓈𝒾𝓃𝑒́𝓈 𝓅𝑜𝓊𝓇 𝒷𝒶𝓇𝓇𝑒𝓇 [𝓈𝒶] 𝒷𝑜𝓊𝒸𝒽𝑒" sans compromettre son attrait sexuel. Et ainsi se poursuit l'histoire racontée par Rebecca Benhamou, du mot d'ordre de la propagande nazie (pas de frivolité !) aux punchlines de Sarah Palin et Barack Obama en 2008 en passant par le mouvement punk des années 1970.

 

L'apparence des femmes, à chaque guerre déclarée, à chaque tangage économique subit, à chaque liberté revendiquée, est scrutée, interprétée, instrumentalisée, réinventée. Ce livre riche de connaissances nous en donne un aperçu tout en apportant en filigrane des éléments d'histoire de l'industrie cosmétique (Roger & Gallet, Alexandre Bourjois, Helena Rubinstein, Coco Chanel, Christian Dior...). J'ai adoré découvrir ce langage du rouge à lèvres, à la fois symbole d'oppression et d'émancipation, et j'ai finalement eu envie de ressortir mon rouge mat. Pour faire le pari du rouge à lèvres comme porte-voix.

 

Sur la bouche : une histoire insolente du rouge à lèvres

Rédigé par Nota Bene

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Publié le 30 Janvier 2024

Qui s'occupe des enfants ? Repenser la parentalité traditionnelle

J'ai lu l'essai de Sophie Adriansen et réalisé après coup que j'avais déjà lu d'elle son roman Linea nigra abordant les questionnements suscités par la grossesse et la maternité. Dans Qui s'occupe des enfants ? elle témoigne de l'organisation familiale choisie par son mari et elle à la naissance de leur deuxième enfant, lui devenant père au foyer et elle continuant à travailler. Questionnant 𝑙𝑎 𝑟𝑒́𝑝𝑎𝑟𝑡𝑖𝑡𝑖𝑜𝑛 𝑔𝑒𝑛𝑟𝑒́𝑒 𝑑𝑒𝑠 𝑟𝑜̂𝑙𝑒𝑠, les congés parentaux, le rapport au travail, à l'argent, le mode de garde ou encore la charge mentale, Sophie Adriansen ouvre des pistes de réflexion modernes et nous invite à nous interroger sur les configurations parentales possibles. Elle revient sur son histoire personnelle de maternité (avec notamment une dépression du post-partum suite à la naissance de son premier enfant) pour mieux élargir les réflexions sur la vie domestique. J'ai trouvé sa démarche intéressante et documentée, notamment sur des sujets auxquels je ne m'attendais pas : choix du nom de famille des enfants, contraception. J'ai par contre trouvé moins pertinente la partie sur les autrices à la fin, un peu hors sujet et autocentrée. Globalement, le modèle patriarcal est bien entendu remis fortement en question et le lecteur interrogé sur ses propres envies et priorités. L'autrice fait le lien entre intime et politique et invite à expérimenter les multiples façons de 𝑓𝑎𝑖𝑟𝑒 𝑓𝑎𝑚𝑖𝑙𝑙𝑒.

 

Rédigé par Nota Bene

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Publié le 24 Janvier 2024

Stella, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?

𝑀𝑒𝑟𝑐𝑖 𝑎̀ 𝑙𝑎 𝑚𝑎𝑖𝑠𝑜𝑛 𝑀𝑖𝑗𝑎𝑑𝑒 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑙𝑒 𝑝𝑎𝑟𝑡𝑎𝑔𝑒 𝑑𝑒 𝑐𝑒𝑡 𝑎𝑙𝑏𝑢𝑚

 

Dans cet album aux magnifiques illustrations proches du crayonné, la couleur jaune illumine une blondinette prénommée Stella. Ses parents, ses grands-parents, ses oncles et tantes ont le sentiment de se reconnaître en elle et lui prédisent tour à tour un destin glorieux : danseuse étoile, astronaute, star de cinéma... Elle est au centre des préoccupations familiales et chacun lui fait preuve d'affection. D'affection certes, mais pas d'une réelle attention. Car ce que le lecteur peut observer au fil des pages ce sont les indices de couleur jaune égrainés par la petite fille sur sa véritable aspiration. Comment réussir à être soi-même quand ceux qui nous veulent du bien nous enferment dans des desseins qui ne nous appartiennent pas ? Stella a un prénom prédestiné qui signifie "étoile" mais souhaite briller à sa façon. Face à l'aveuglement des adultes bien intentionnés, toujours souriante et de bonne humeur, elle saura tout de même expliquer avec fermeté ce qu'elle veut vraiment. Cet album accessible à partir de 5 ans environ nous parle avec justesse d'épanouissement et d'affirmation de soi.

Stella, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?
Stella, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?
Stella, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?
Stella, qu'est-ce qu'on va faire de toi ?

Publié le 20 Janvier 2024

Le voyage en parapluie

𝑀𝑒𝑟𝑐𝑖 𝑎̀ 𝑙𝑎 𝑚𝑎𝑖𝑠𝑜𝑛 𝑁𝑎𝑡ℎ𝑎𝑛 𝑝𝑜𝑢𝑟 𝑙𝑒 𝑝𝑎𝑟𝑡𝑎𝑔𝑒 𝑑𝑒 𝑐𝑒𝑡 𝑎𝑙𝑏𝑢𝑚

 

 

Le voyage en parapluie est un grand et bel album au titre doré qui allie une adorable histoire à un jeu d'observation, pour les petits à partir de 3 ans. Nous y retrouvons des personnages familiers : Max, son doudou Lapin et son amie Ginger qu'il a invité à dormir chez lui. Le papa de Max leur raconte l'histoire de l'ours Balthazar, un détective qui disparaît mystérieusement après une enquête. Max et Ginger décident de partir à sa recherche. Comme Mary Poppins, ils se laissent porter par leur parapluie à travers plusieurs décors. C'est alors aux petits lecteurs de jouer : en observant les pages, ils découvriront des détails, des personnages récurrents, ainsi que Balthazar et Lapin. Les illustrations sont doucement poétiques et d'une densité justement dosée. Elles nous font voyager de Broadway à Londres en passant par la jungle, la fête foraine ou encore les cuisines d'un grand restaurant. Astrid Desbordes et Pauline Martin nous font cette fois encore passer un bon moment de lecture partagée au plus près de la puissance d'imagination de nos enfants.

 

Publié le 15 Janvier 2024

Lire et dire le désir

Putain que j'avais chaud, et mal, et besoin, et comme devenir beau sous le soleil ne servait à rien.

Comme le dit l'écrivain Nicolas Mathieu dans la préface de ce recueil, "pour expliquer d'où vient ce livre, il faut remonter un peu en arrière". En 2022, le roman Bien trop petit de Manu Causse rejoignait la collection de textes érotiques à destination des adolescents L'Ardeur des éditions Thierry Magnier. Près d'un an plus tard, en juillet 2023, sans que rien n'ait laissé prévoir cette décision, un arrêté signé par le ministre de l'Intérieur interdisait la vente aux mineurs de cet ouvrage. Nicolas Mathieu lançait alors l'initiative #whenIwas15 sur Instagram pour appeler les gens à témoigner de leur jeunesse et à établir l'évidence qu'adolescence, littérature et érotisme ont tout à voir et que censurer est une absurdité. En réponse à une décision jugée injuste et hypocrite, 70 témoignages, anonymes ou non, ont été sélectionnés. Ils nous remémorent ce qu'est l'éveil à la sexualité grâce à la littérature. Notons que les droits de ce livre publié par les éditions Thierry Magnier sont reversés au Planning familial.

 

Le recueil s'ouvre sur le texte de Nicolas Mathieu ❤ et se ferme sur celui de Manu Causse. Entre les deux, de courts voire très courts textes (de qualité inégale) font déferler une vague d'hormones, de nostalgie, d'histoires drôles, de tragédies, de constances, d'exceptions, de redites et de coups de chaud. Les récits sont plus ou moins intimes mais tous parlent de "𝑐𝑒𝑡 𝑎𝑝𝑝𝑒́𝑡𝑖𝑡 𝑞𝑢𝑖 𝑎̀ 𝑡𝑟𝑎𝑣𝑒𝑟𝑠 𝑙𝑒𝑠 𝑎̂𝑔𝑒𝑠 𝑛𝑜𝑢𝑠 𝑠𝑜𝑢𝑠𝑡𝑟𝑎𝑖𝑡 𝑡𝑜𝑢𝑠 𝑎̀ 𝑙'𝑒𝑛𝑓𝑎𝑛𝑐𝑒". D'un simple éveil des sens à une véritable bouée de sauvetage, notamment pour des personnes non hétéronormées, beaucoup soulignent que la découverte et la lecture de passages érotiques ont été pour elles comme une légitimation du désir. Légitime. Le mot fait sens pour ce recueil.

 

Saluons Nicolas Mathieu pour cette initiative et prenons un malin plaisir à dresser la liste, non exhaustive et en vrac, de certaines œuvres citées dans ce recueil de textes :

  • La bicyclette bleue de Régine Deforges
  • SAS de Gérard de Villiers
  • Pour toujours de Judy Blume
  • Les romans d'Anaïs Nin
  • Les romans de Colette
  • Passion simple d'Annie Ernaux
  • L'amant de Marguerite Duras
  • Les liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos
  • Les exploits d'un jeune Don Juan d'Apollinaire
  • 37°2 le matin de Philippe Djian
  • Angélique, Marquise des Anges d'Anne Golon

 

C'est grâce à ces livres que j'ai pu [...] devenir un peu plus qui j'étais déjà.

Lire dans le noir inaugure l'être au grand jour.

Rédigé par Nota Bene

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Publié le 11 Janvier 2024

La distinction

Voici une bande dessinée signée Tiphaine Rivière, librement inspirée du livre de Pierre Bourdieu. Elle met à la portée de tous, dès le lycée, la théorie du célèbre sociologue, mais en évitant l'écueil de la linéarité. Elle propose en effet une mise en abîme du propos en mettant en scène un jeune professeur de sciences économiques et sociales faisant ses armes devant une classe de lycée de banlieue parisienne. Le dessin en noir et blanc figure des personnages - le professeur, son colocataire, ses témoins d'études mais surtout ses élèves - pour qui la révélation de certains déterminants sociaux sera parfois déstabilisante. En effet, les habitudes alimentaires, vestimentaires ou culturelles de leurs parents, leurs destinations de vacances, la décoration d'intérieure : tout est soudain sujet à un recul critique. C'est moderne, tout à fait accessible, assez drôle et invite le lecteur à réfléchir sur ses propres goûts, dégoûts et pratiques culturelles pour, peut-être, s'en affranchir.

 

On est un groupe de chips qui essaie de rentrer dans une boîte de macarons.