Connemara

Publié le 31 Mai 2023

Connemara

Après ma lecture plutôt enthousiaste du roman de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux, je me suis plongée dans son roman suivant, paru en février 2022, et qui vient de sortir en poche. Et bon, voilà, il faut que je vous le dise : it's a crush. Déjà, la quarantaine mal rasée et les lunettes écaille de bobo, c'était bien engagé. Ajoutez à cela un engagement de gauche soutenu, de touchantes confessions de papa divorcé et surtout un style littéraire du tonnerre : vous avez tout pour me plaire.

 

Nicolas Mathieu nous fait de nouveau parcourir la décennie 90 tout en situant son intrigue dans les années 2010 autour de deux principaux personnages : ℋ𝑒́𝓁𝑒̀𝓃𝑒 𝑒𝓉 𝒞𝒽𝓇𝒾𝓈𝓉𝑜𝓅𝒽𝑒. Hélène, à l'aube de la quarantaine, vit à Nancy dans une maison d'architecte. Mère de famille, cadre qui as réussi à s'extirper de son milieu modeste en faisant de belles études, elle ressent pourtant de la colère et un sentiment de gâchis. Christophe, lui, vient de dépasser la quarantaine. Il n'a jamais quitté la ville de Cornécourt où ils ont grandi avec Hélène. Il a mené sa vie doucement, privilégiant les copains et les matchs de hockey. Aujourd'hui, il vend de la nourriture pour chien et vit avec son père et son fils une petite vie peinarde et indécise. Quand Hélène recroise Christophe, elle décide de vivre son fantasme adolescent. Cela donne lieu à plusieurs scènes érotiques dont Bruno Lemaire ferait bien de s'inspirer. Cette aventure est prétexte à décrire un monde : un territoire et les caractéristiques de son temps. Le livre s'ouvre notamment sur la colère d'Hélène, pour mieux mettre en exergue les affres de l'âge, du sexisme, et interroger les critères de réussite sociale. C'est en effet une transfuge de classe, comme 𝒮𝓉𝑒𝓅𝒽 s'apprêtait à le devenir dans le roman Leurs enfants après eux, qui coche toutes les cases d'une vie exemplaire (mari séduisant, enfants, job à responsabilités, salon digne d'un magazine féminin...) mais qui ne peut s'empêcher de ressentir 𝒸𝑒 𝓉𝓇𝓊𝒸 𝒾𝓃𝒻𝑜𝓇𝓂𝓊𝓁𝒶𝒷𝓁𝑒 𝓆𝓊𝒾 𝓁𝒶 𝓂𝒾𝓃𝒶𝒾𝓉, 𝓆𝓊𝒾 𝓉𝑒𝓃𝒶𝒾𝓉 𝒶̀ 𝓁𝒶 𝒻𝑜𝒾𝓈 𝒹𝑒 𝓁𝒶 𝓈𝒶𝓉𝒾𝑒́𝓉𝑒́ 𝑒𝓉 𝒹𝓊 𝓂𝒶𝓃𝓆𝓊𝑒. 𝒞𝑒𝓉𝓉𝑒 𝓁𝑒́𝓏𝒶𝓇𝒹𝑒 𝓆𝓊'𝑒𝓁𝓁𝑒 𝓉𝓇𝒾𝓂𝒷𝒶𝓁𝓁𝒶𝒾𝓉 𝓈𝒶𝓃𝓈 𝓈𝒶𝓋𝑜𝒾𝓇 : l'impossibilité de se sentir à sa place nulle part. A travers son personnage façon start-up nation, Nicolas Mathieu cherche à rendre compte de la bêtise du langage managérial et incite à résister à ce qui nous divise. Ce qui nous rassemble au contraire, ce sont par exemple des chansons générationnelles convoquant une mémoire à la fois intime et partagée, comme son précédent roman en était plein. Ici, c'est la chanson 𝒞𝑜𝓃𝓃𝑒𝓂𝒶𝓇𝒶 de Michel Sardou et son souffle épique entendue au mariage du cousin germain mais aussi en fin de soirée à HEC. Ce qui souffle également dans le roman c'est le vent de la jeune génération des digital natives avec la figure de ℒ𝒾𝓈𝑜𝓃, stagiaire auprès d'Hélène, dont l'habileté numérique, les mœurs et l'engagement militant prennent des formes nouvelles.

 

A travers ces personnages, entre nostalgie de la jeunesse et amertume du présent, c'est le portrait d'une France en colère et désillusionnée que dresse l'écrivain. Sa langue est ciselée, bavarde, vivante, familière lorsqu'elle nous fait entrer dans le quotidien familial et parfois jargonnante au contact du monde des cabinets de conseil. Entre un propos sociologique et une analyse psychologique, on lit surtout de la véritable littérature, pailletée d'ironie et de lyrisme. En substance, et avec mélancolie, Nicolas Mathieu nous dit que 𝓁𝒶 𝓋𝒾𝑒, 𝒸'𝑒𝓈𝓉 𝓊𝓃𝑒 𝒻𝑜𝓁𝒾𝑒... 𝑒𝓉 𝓆𝓊𝑒 𝓁𝒶 𝒻𝑜𝓁𝒾𝑒, 𝒸̧𝒶 𝓈𝑒 𝒹𝒶𝓃𝓈𝑒.

 

Connemara

Le temps était passé si vite. Du bac à la quarantaine, la vie d'Hélène avait pris le TGV pour l'abandonner un beau jour sur un quai dont il n'avait jamais été question, avec un corps changé, des valises sous les yeux, moins de tifs et plus de cul, des enfants à ses basques, un mec qui disait l'aimer et se défilait à chaque fois qu'il était question de faire une machine ou de garder les gosses pendant une grève scolaire. Sur ce quai-là, les hommes ne se retournaient plus très souvent sur son passage. Et ces regards qu'elle leur reprochait jadis, qui n'étaient bien sûr pas la mesure de sa valeur, ils lui manquaient malgré tout. Tout avait changé en un claquement de doigts.

Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au lean management ou on s'attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, horizontaliser les verticales ou faire du rond avec des carrés, inverser les pyramides ou rehiérarchiser sur les cœurs de métier, déconcentrer, réarticuler, incrémenter, privilégier l'opérationnel ou la création de valeur, calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité, intensifier le reporting ou instaurer un leadership collégial.

Ce soir-là, il tomba sur Les Lacs du Connemara et revit sa mère dans son tablier à fleurs, occupée à écosser les petits pois un dimanche matin, Sardou à la radio pendant qu'il dessinait un château fort, et le printemps par la fenêtre. Puis le mariage de sa cousine, quand il avait vomi derrière la salle des fêtes, une méchante cravate nouée autour de la tête, colorent la terre, les lacs, les rivières. Son père l'avait ramené à l'aube et, au feu rouge, lui avait dit tu fais le grand 8 on dirait. À vingt ans, le même Tam tatam tatatatatam dans une boîte de nuit située aux abords de Charmes, la fumée des Marlboro et Charlie dans l'éclat brumeux des lumières rose et bleu, avant de retrouver le froid piquant des parkings et le retour mortel des voies rapides. Dix ans plus tard [...]

[...] Dix ans plus tard au bistrot, sept heures du matin et la voix en sourdine du chanteur tandis qu'il prenait un café au comptoir, la fatigue lourde sous les yeux, à se demander où il trouverait le courage pour venir à bout de cette autre journée. Puis à quarante ans pour finir, un soir de réveillon après avoir déposé le petit chez sa mère, la voix qui scande autour des lacs, c'est pour les vivants, et lui tout seul au volant, ne sachant même pas où dîner ni avec qui, en être là au bout du compte, le cheveu plus rare et sa chemise serrée à la taille, surpris de cette sagesse de vieillard qui, à l'improviste, sur cette chanson roulant son héroïsme de prospectus, le cueillait dans une bagnole qui n'était même pas à lui. Christophe pensa à [...]

[...] Christophe pensa à cette fille qu'il avait voulue à tout prix, et qu'il avait quittée. À ce gosse qui était tout et pour lequel il ne trouvait jamais le temps. Le sentiment de gâchis, la lassitude et l'impossible marche arrière. Il fallait vivre pourtant, et espérer malgré le compte à rebours et les premiers cheveux blancs. Des jours meilleurs viendraient. On le lui avait promis.

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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