Mon père, ma mère, mes tremblements de terre

Publié le 23 Septembre 2020

Mon père, ma mère, mes tremblements de terre

"J'ai tellement hâte, si vous saviez."
J’ai entendu la phrase résonner dans mon ventre puis j’ai regardé la pendule, le couloir blanc, ma mère défigurée, et en moi une petite voix apeurée s’est mise à chuchoter.
Heure de la mort de mon père :
14 h 54.

Il se hissait dans le top 3 de mes envies de la rentrée littéraire 2020 : lui et son titre assonant et rose, lui et son bandeau séduisant véhiculant l'idée d'une enfance heureuse mais perdue, lui et sa pastille prometteuse "Par l'auteur du Grand Prix des blogueurs 2019". J'ai ainsi découvert Julien Dufresne-Lamy par le deuxième volet de son diptyque consacré à la transidentité. Le premier, paru et récompensé l'an dernier, s'intitule Jolis jolis monstres. Le dernier né nous parle d'une famille au cœur d'un tremblement de terre émotionnel. Plus exactement, c'est Charlie, à travers son prisme d'adolescent, qui nous parle de lui et de ses parents. Dès le premier chapitre on prend de plein fouet la difficulté pour Charlie de traverser un furieux et silencieux tumulte : son père entre au bloc opératoire pour renaître. À sa sortie, elle s'appellera Alice. Dans la salle d'attente, où se déroulera la quasi totalité du récit, l'adolescent de 15 ans patiente aux côtés de sa mère. Durant ce temps suspendu, Charlie se remémore et cherche à comprendre les deux dernières années d'une vie de famille bouleversée. Il fait le récit d'un changement intime qui redéfinit la norme sociale et nécessite un titanesque travail d'acceptation de l'autre. Et quel autre ! Son père, son référent, son "ancrage" (p. 27). Ce père leur révèle, à sa mère et lui, lors de vacances en Vendée, sa vérité :

 

 

En bon scientifique, mon père nous avait employé les termes normatifs. Dysphorie de genre. Transidentité. Trouble de l'identité de genre. Non-congruence de genre. Ma mère n'y comprenant rien, mon père était passé au plan B.
"Je suis une femme. À l'intérieur, une vraie. Ce n'est vraiment pas grave. Je t'aime. Je vous aime. Mais je n'ai jamais été un homme."
Ma mère avait pleuré à petite voix.
Non , je recommence.
Elle avait pleuré bruyamment et longtemps.

Pendant les quatre heures d'opération nécessaires pour que son père se transforme définitivement en Alice, Charlie égrène les minutes et les souvenirs : le choc de l'annonce, le rejet, l'acceptation, le soutien plus ou moins mesuré... Car, bien évidement, le chemin familial parcouru a été chaotique. Lorsque la transformation de son père a commencé, Charlie a tenu un carnet de bord pour consigner ses changements physiques et comportementaux. À coups de pilules, gel transdermique, épilation des sourcils, enfilage d'escarpins et visite chez l'orthophoniste pour apprendre à moduler la gravité de sa voix, son père est petit à petit devenu une autre. Outre les effets physiques de l'hormonothérapie, les répercussions intimes, relationnelles et sociales du changement de genre vont profondément chambouler Charlie et sa mère. Isolement, déscolarisation, dépression, agressivité vont toutefois laisser place à un amour vibrant et une brutale tendresse. L'écriture actuelle, dynamique et empathique se met avec justesse au service du narrateur. Charlie est un adolescent d'une intelligence et d'une ouverture d'esprit remarquable. On ne peut s'empêcher au fil des pages de se demander : et moi, comment aurais-je réagi à sa place ? C'est d’ailleurs peut-être là mon seul bémol : sa compagne et son fils font finalement preuve d'une acceptation et d'une bienveillance assez exemplaire. Est-ce réaliste ? De plus, sous-couvert de prôner la plus grande tolérance, sont balayées des problématiques très questionnantes. Pour autant, le récit de Julien Dufresne-Lamy m’a séduite et a le mérite de faire se déplacer notre regard. Comme il le fait dire à son personnage :

Il faut accepter de ne pas comprendre les choses mais comprendre qu'elles existent.

C'est un immense raffut, beau et interminable, que j'entends parfaitement. Je lutte, j'ouvre grand les oreilles. Je dis oui au vacarme, je suis là pour lui, pour mon père et tout son fracas.

J'oublie de dire merci. Au lieu de ça, je pense à Alice et à ma mère immobile dans ce lit. Je pense à hier, aux glissements de terrain, quand le sol lâche à cause des argiles qui frottent. [...] Je pense aux avalanches et aux sturzstrom, à la chaleur qui perce et aux fontes des glaces qui baignent. C'est insensé, n'est-ce pas ? Pas tant que ça. Ça veut seulement dire que sur la chaise jaune je pense à mon père, ma mère et à tous nos tremblements de terre.

Rédigé par Nota Bene

Publié dans #Je lis

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