La famille Martin
Publié le 20 Mars 2021
J’avais du mal à écrire ; je tournais en rond. Mes personnages me procuraient un vertige d’ennui. J’ai pensé que n’importe quel récit réel aurait plus d’intérêt. Je pouvais descendre dans la rue, arrêter la première personne venue, lui demander de m’offrir quelques éléments biographiques, et j’étais à peu près certain que cela me motiverait davantage qu’une nouvelle invention. C’est ainsi que les choses ont commencé. Je me suis vraiment dit : tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera le sujet de ton livre.
Ainsi débute le pétillant roman de David Foenkinos. Frais, aussi riche de notes de bas de page que d'autodérision, il est terriblement bien écrit. Ses personnages, bien qu'il ne soit pas physiquement décrits, sont parfaitement caractérisés. On apprend ainsi à connaître la touchante Madeleine Tricot, sa fille Valérie mariée à Patrick Martin et leurs deux enfants, Lola et Jérémie. Le narrateur - l'auteur lui-même - partage quelques repas et moments divers avec les uns et les autres. Il collecte les confidences livrées de façon plus ou moins enthousiaste par chacun des protagonistes et qui s'avèrent un précieux et pertinent matériau pour son projet. On est aux premières loges du récit en train de s'écrire sous nos yeux. Et tout ne se fera pas sans émettre des doutes sur le potentiel romanesque de ses personnages et sur sa capacité à ne pas malencontreusement intervenir dans leur parcours de vie. On se questionne en même temps que l'auteur : si la réalité constitue souvent la trame de la fiction, la fiction peut-elle changer la réalité et avoir un impact sur le déroulement des événements ? L'auteur et ses personnages nous offrent une comédie réjouissante où se mêlent digressions sur Karl Lagarfeld, mélancolie, retournements de situation, humour, considérations littéraires et réflexions sur l'amour et le poids des non-dits. Un décorticage de la sensibilité humaine et de la façon dont un écrivain s'inspire du réel moderne et drôle. Je n'en dis pas plus et vous laisse sur ces nombreuses citations relevées au fil des pages, signe de la gourmandise avec laquelle j'ai lu ce livre.
Je ne voulais surtout pas me laisser embarquer dans l'écriture d'un roman qui servirait d'arrosoir pour les fleurs d'une tombe.
Les rares fois où Madeleine l'avait vu, il avait toujours été incroyablement souriant. Mais selon elle, ce sourire était comme une fissure sur un mur, on ne voyait que ça, si bien qu'on oubliait le mur, et la maison autour.
On traque partout les reflets de notre intimité.
Nous étions unis dans la stupéfaction du quotidien essoufflé.
Au fond, j'ai aimé me demander qui elle était, et comment elle évoluerait dans mon livre ; je n'avais pas d'angoisse particulière à l'idée de la découvrir au chapitre 45 ou 114. Elle avait tout d'une personnalité de milieu de roman ; tout à fait le genre à relancer une intrigue.
Qui croirait au récit d'une vie perpétuellement palpitante ? Le plus souvent, dans notre quotidien, nous brodons des péripéties autour de l'ennui.
Pouvait-on construire un bon roman sur des Martin ? Pour me rassurer, je suis allé faire un tour sur Internet, et j'ai tapé leurs noms en entier. Je suis tombé sur une avalanche de Patrick Martin ou de Valérie Martin. C'est un élément qui m'a beaucoup plu. Tout d'abord, c'est un nom idéal pour ne jamais être retrouvé sur Facebook. Aucune chance qu'un psychopathe puisse déceler la trace d'une Valérie Martin qu'il aurait croisé en soirée. Il y a une grande force d'anonymat chez les Martin, ce qui leur confère forcément une capacité au combat pour exister dans la multitude. Ce sont les Chinois du nom. Et ça, c'est incontestablement romanesque.
Je lui ai tendu la main, mais elle m'a fait la bise en me disant : "À ce soir à la maison !" Elle est partie d'une démarche rapide et enjouée, mais au bout de quelques mètres, elle a fait demi-tour. "Il faut que je vous dise... je crois que je n'aime plus mon mari. Je vais le quitter. C'est important que vous le sachiez... pour votre livre." Puis, elle est repartie comme si elle ne m'avait rien dit d'important ; juste un point-virgule dans un roman.
L'adolescent pense craindre l'avenir, alors qu'il souffre de la disparition du passé.
Elle se leva subitement pour aller chercher une bouteille. " Vous ne trouvez pas que ce qu'on vit est beaucoup plus whisky que tisane ?" dit-elle, presque tragiquement. J'étais totalement d'accord.*
* On pouvait associer chaque événement de notre vie à une tonalité liquide ; il y a des moments citron pressé et des moments vodka cerise. Ce matin par exemple, je me sentais assez excité par mon projet, une ambiance totalement jus de papaye.
J'avais pourtant fantasmé sur cette grande tour consacrée aux assurances, avec son self rempli de salariés. Cette vie-là me fascinait. Quand j'allais rencontrer des élèves dans les lycées pour parler de mes livres, je demandais toujours qu'on déjeune à la cantine. Je pouvais atteindre une sorte d'orgasme gastronomique avec un œuf mayonnaise servi dans une petite assiette en plastique.
Je crois surtout qu'il avait envie de parler ; en annonçant qu'il me faisait une fleur, il s'offrait tout le bouquet.
Au milieu du salon, Valérie se tenait debout face à moi. Clairement, elle attendait un commentaire sur son apparence. Maquillée, habillée d'une robe moulante, juchée sur des talons hauts, son allure était la bonne -annonce de ce qu'elle pensait.
_ Si elle vous parle à vous, tant mieux. Vous avez de la chance. Moi, elle ne me dit plus rien, c'est terrible. Au début, les enfants vous racontent pendant des heures l'historique de leurs moindres bobos, et puis avec les années, ils se mettent à enfouir les chagrins les plus douloureux.
_ Ce n'est pas faux.
_ C'est idiot, car je crois m'y connaître davantage en douleur qu'en égratignures", dit-elle avec une tristesse subite.
La bande annonce du livre proposée sur le site de l'éditeur