Le dernier enfant

Publié le 23 Mars 2021

Le dernier enfant

 

Un matin semblable à de nombreux autres, une maman, première levée, dispose la table du petit-déjeuner. Elle veille à ce que rien ne manque. Se tient prête à emplir la maison de la bonne odeur de pain grillé. Ajoute la confiture de fraises. Elle lorgne ensuite du côté du jardin en se félicitant de sa bonne tenue. Elle note toutefois qu'il faudra mettre de l'ordre dans le bac de géraniums. La journée d'Anne-Marie semble bien commencer. Pourtant, cette journée n'est pas ordinaire. Et son fils aux cheveux embroussaillés et au traits encore ensommeillés qui arrive soudain dans la cuisine lui apparaît beau comme aux premiers jours. Immanquablement, alors qu'elle s’applique à ne pas y penser, elle est renvoyée "𝒂̀ 𝒕𝒐𝒖𝒔 𝒍𝒆𝒔 𝒎𝒂𝒕𝒊𝒏𝒔 𝒒𝒖𝒊 𝒐𝒏𝒕 𝒑𝒓𝒆́𝒄𝒆́𝒅𝒆́, 𝒄𝒆𝒖𝒙 𝒅𝒆𝒔 𝒃𝒂𝒍𝒃𝒖𝒕𝒊𝒆𝒎𝒆𝒏𝒕𝒔 𝒆𝒕 𝒄𝒆𝒖𝒙 𝒅𝒆 𝒍'𝒂𝒇𝒇𝒊𝒓𝒎𝒂𝒕𝒊𝒐𝒏, 𝒍𝒆𝒔 𝒎𝒂𝒕𝒊𝒏𝒔 𝒅'𝒆́𝒄𝒐𝒍𝒆 𝒆𝒕 𝒍𝒆𝒔 𝒎𝒂𝒕𝒊𝒏𝒔 𝒅𝒆 𝒈𝒓𝒂𝒔𝒔𝒆 𝒎𝒂𝒕𝒊𝒏𝒆́𝒆, 𝒍𝒆𝒔 𝒎𝒂𝒕𝒊𝒏𝒔 𝒅'𝒉𝒊𝒗𝒆𝒓 𝒅𝒂𝒏𝒔 𝒍𝒂 𝒍𝒖𝒎𝒊𝒆̀𝒓𝒆 𝒃𝒍𝒆𝒖𝒆 𝒆́𝒍𝒆𝒄𝒕𝒓𝒊𝒒𝒖𝒆 𝒆𝒕 𝒍𝒆𝒔 𝒎𝒂𝒕𝒊𝒏𝒔 𝒆𝒏 𝒗𝒂𝒄𝒂𝒏𝒄𝒆𝒔, 𝒍𝒆𝒔 𝒑𝒂𝒄𝒊𝒇𝒊𝒒𝒖𝒆𝒔 𝒆𝒕 𝒄𝒆𝒖𝒙 𝒅𝒖 𝒎𝒂𝒖𝒗𝒂𝒊𝒔 𝒑𝒊𝒆𝒅 [...]" et à ce qu'aujourd'hui veut dire. Aujourd'hui est un dimanche de déménagement. Théo, le dernier des trois enfants d'Anne-Marie et Patrick, quitte la maison pour s'installer non loin de là dans son studio d'étudiant. Il leur échappe. Du trajet en Kangoo (celle du magasin dans lequel travaille Patrick), au soir qui tombe sur le couple parental, chaque étape de cette journée à la fois si banale et si particulière est racontée : le déballage des cartons, le déjeuner dans un restaurant du quartier, le trajet du retour sans Théo, les échanges avec des proches (Julien, le fils aîné, et Françoise, la voisine et amie). Ces quelques pages à l'écriture sobre, calquée sur le flot de pensées d'Anne-Marie, se tournent bien vite et dépeignent avec simplicité et sensibilité une journée qui marque une nouvelle étape de la vie des personnages. Philippe Besson, que je découvre à l'occasion de cette lecture, nous raconte le syndrome du nid vide : la perte de repères d'une mère dont le fils quitte la maison. Cette étape s'apparente pour elle à un vacillement, un chagrin inavouable, presque un deuil. Mais le récit est aussi très lumineux et doux ; une sorte d'hommage à l'élégance, au courage et à l'amour des mères. Au-delà des réflexions sur la maternité, et plus particulièrement le lien mère-fils, l'auteur traite aussi de ce que sont la famille et le couple à l'origine de cette famille. Ce couple souvent mis plus ou moins au second plan pendant des années et qui doit apprendre à redevenir un couple de premier plan une fois les enfants émancipés. Ainsi, Philippe Besson nous offre un récit très vraisemblable (malgré un dénouement un peu surprenant) et poignant, qui fait écho à la fierté mêlée d'inquiétude présente pour la vie dans chaque cœur de maman.

 

 

Au téléphone, Julien comprend qu'il est de son devoir de rassurer sa mère. Ce faisant, il apprend une leçon nouvelle : les fils parfois rassurent les mères, le rapport un jour s'inverse et c'est maintenant, c'est maintenant que ça se passe, elle a toujours pris soin de lui elle prend encore soin de lui alors qu'il a vingt-sept ans et voilà que, dans un inattendu retournement, il doit prendre soin d'elle, se montrer attentif, attentionné, prononcer des mots réconfortants : "T'inquiète, il s'en sortira très bien. Il est dégourdi, Théo."

"Maman, faut couper le cordon, tu sais"
Ah non, pas ça, pensa-t-elle. Pas cette expression toute faite qu'on lui serine. Chaque fois, elle a envie de répliquer : un, il a été coupé le cordon, deux, pas par moi et on s'étonne après. Pourtant, elle ne balance jamais cette réplique. Les gens lui objecteraient qu'elle n'a rien compris, qu'il s'agirait d'une métaphore. Comme si elle ignorait ce que c'était une métaphore ! Et sa réponse à elle, elle ne serait pas métaphorique par hasard ? Elle dit : " oui, oui, je sais".

D'abord, est-ce qu'ils savent encore ce que c'est : être un couple ? On s'oublie, on s'efface, on se dilue, quand on est parents. On se consacre entièrement à ses enfants, on agit en fonction d'eux, on prévoit les déplacements, les week-ends, les congés en fonction d'eux, que reste-t-il pour le couple, pour les tourtereaux qui se sont trouvés un jour et se sont promis d'être toujours là l'un pour l'autre ? Pas grand-chose, honnêtement. Presque rien. Des interstices.

Combien de fois ont-ils clamé que les enfants c'est bien sympathique, on les adore mais quand même ça prend toute la place alors vivement qu'ils s'en aillent pour qu'on puisse souffler et profiter ? Combien de fois ont-ils laissé entendre qu'ils avaient hâte de cesser d'être des parents pour redevenir des époux, parce que bon, hein on a le droit de penser à nous aussi, pas vrai ? Sauf que voilà, c'est maintenant, c'est tout de suite et elle n'est pas certaine de se rappeler comment on fait.

Il y a ça, d'un coup, dans un été qui s'en va, dans une rue déserte, sur un trottoir balayé par le vent, une mère et son fils, arrimés l'un à l'autre.

Pourtant, il pourrait d'ores et déjà rentrer chez lui, parcourir les trois cents mètres qui le séparent de son nouveau domicile, ce serait une façon de ne pas conférer de solennité à ce qui advient, mais cela témoignerait d'une indifférence méchante à l'égard de la peine immanquable de sa mère. Et méchant, il ne peut pas l'être : celle qui s'éloigne est tout de même son premier amour. D'ailleurs, lui aussi, il est ému, et ça le décontenance, ça le déséquilibre un peu, il ne va pas le nier. Ce n'est pas rien, ce qui se passe, c'est un basculement vertigineux ; il entre dans la grande photo du monde.

Une famille, ça se transforme, ça continue, et cependant, ça reste cette chose qui tient chaud, qui rassure.

 

 

Rédigé par Nota Bene

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