À la ligne : feuillets d'usine
Publié le 25 Août 2020
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Voici un premier roman. Le premier de mes lectures estivales. Le premier d'un auteur breton d'adoption. Son histoire. Celle d'un intellectuel, travailleur social, qui a tout quitté pour se marier et vivre en Bretagne. Ne trouvant plus de travail dans son secteur, il a dû s'inscrire en agence d'intérim et travailler en usine agro-alimentaire et en abattoir. Ses "feuillets" rédigés en rentrant de ses interminables heures de travail à l'usine, de jour comme de nuit, avant que la fatigue ne l'emporte, rendent compte de l'harassante pénibilité du travail à la chaîne. Il écrit comme il travaille : à la ligne. Il raconte sans ponctuation et pourtant avec talent. Les phrases s'enchaînent sur le même rythme saccadé des gestes maintes fois répétés. Il décrit les conditions de travail éprouvantes pour le corps et l'esprit : la cadence, la répétition, le froid, l'absurdité. Il compare l'usine tantôt à un sanctuaire, tantôt à une prison ou encore à une île. L'écriture est ciselée. On trouve du vocabulaire tel que "sacramentelle' (p. 46) ou "infatué" (p. 187). Avec simplicité sont évoqués de grands noms littéraires : Hugo, Rabelais, Perec, Apollinaire, Proust, Dumas... mais aussi des personnalités comme Trenet, Barbara, Taubira, Zidane, Chaplin... C'est en partie ce qui le sauve de l'absurdité du travail à l'usine : la culture, le beau. Et aussi la ritualisation, l'humour, la sociabilité, la promesse du repos et des retrouvailles avec ses proches. Ce texte est surprenant, poignant. En transpire tour à tour poésie, ironie, douceur, tristesse, absurdité, colère, humour, soumission, résistance... et du réalisme, toujours. À lire absolument !
À l'agence d'intérim on me demande quand je peux commencer
Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue
"Eh bien demain dès l'aube à l'heure où blanchit la campagne"
Pris au mot j'embauche le lendemain à six heures du matin
Au fil des heures et des jours le besoin d'écrire s'incruste tenace comme une arrête dans la gorge
Non le glauque de l'usine
Mais sa paradoxale beauté
Ce soir
Je draguerai mon épouse
Ce sera beau comme quand adolescent je séchais les cours pour aller draguer les lycéennes au joli mois de mai
La rosée traîne encore ses gouttes
C'est presque joli
On se contente de ce qu'on a
C'est vendredi et il pleut comme la Bretagne sait le faire [...] Je ne sais pas s'il pleut sur Nantes
Mais il pleut sur Lorient
Et
J'ai le cœur chagrin
"Ah Dieu ! que la guerre est jolie"
Qu'il écrivait le Guillaume
Du fond de sa tranchée
Nettoyeur de tranchée
Nettoyeur d'abattoir
C'est presque tout pareil
Je me fais l'effet d'être à la guerre
Les lambeaux les morceaux l'équipement qu'il faut avoir le sang
Le sang le sang le sang