Mon mari
Publié le 11 Octobre 2021
Excepté mes démangeaisons inexpliquées et ma passion dévorante pour mon mari, ma vie est parfaitement normale. Rien en déborde. Aucune incohérence. Aucune manie.
A chaque rentrée littéraire, il y a les vedettes du type Amélie et Sorj et puis les petits nouveaux qu'on plonge dans le grand bain médiatique. Loin de couler, Maud Ventura se révèle être une nageuse hors pair. Son éditeur, L'Iconoclaste, promet un premier roman original et il dit vrai. Le parti pris est simple et efficace : une femme, dont on ne connaît pas le prénom, aime son mari passionnément, comme au premier jour, depuis des années. Les premiers émois n'ont pas laissés place à une affection plus douce et sereine. Sa passion est démesurée. Elle cherche à lui plaire et à paraître sous son meilleur jour constamment. Son blond platine n'est pas naturel mais jamais elle ne l'avouera car c'est ainsi que son mari la rencontré et aimé au premier jour. Ses passages aux toilettes, elle les diffèrera plutôt que de risquer d'être entendue par les oreilles de son mari. Ses lectures ne seront négligemment choisies qu'en apparence. Ciel ! Son mari, elle en est follement amoureuse. Les premières pages sont touchantes, laissant entrevoir un "𝒂𝒎𝒐𝒖𝒓 𝒂𝒅𝒐𝒍𝒆𝒔𝒄𝒆𝒏𝒕 𝒆𝒕 𝒂𝒏𝒂𝒄𝒉𝒓𝒐𝒏𝒊𝒒𝒖𝒆" plutôt louable après quinze ans de mariage et deux enfants. Puis on rit de l'absurdité grotesque de ses comportements, digne d'une pièce de boulevard. Sur la scène de son mariage, elle joue un rôle d'épouse passionnée mais aussi cocasse et déroutante. Très vite, l'inquiétude s'installe. On s'étonne et on commence à grincer des dents en constatant l'obsession développée par cette femme. Elle observe, décortique, analyse, imagine, ressasse. Elle consigne même les faux pas de son époux. Elle fouille ses poches, lit ses tickets de caisse, commente ses faits et gestes, épie les soubresauts de son sommeil... L'intrigue s'étend sur une semaine qui n'a rien de particulier si ce n'est qu'elle paraît le miroir d'une vie amoureuse entière. Une semaine dans la vie de ce couple, du moins dans les pensées de cette femme, par ailleurs professeur d'anglais et traductrice. Elle attribue à chaque jour une couleur, reflet de son humeur : le lundi est bleu et heureux, le mardi noir et belliqueux, le mercredi orange, etc. Ce découpage permet une lecture fluide avec un style qui fait la part belle aux parenthèses, symptôme de ses cogitations et obsessions. Certains passages évoquant la langue anglaise sont intéressants en terme de réflexion littéraire. De même, mari et femme n'ont pas de nom mais Maud Ventura parvient à caractériser un "je" tourmenté et un "il" obsédant. Ce dernier n'est évoqué que dans l'attachement passionné et possessif de la narratrice. Nous en sommes tout à tour amusés, stupéfiés, dérangés, déroutés. Le passage au sujet de la clémentine est à ce titre assez exemplaire : "𝒖𝒏 𝒇𝒓𝒖𝒊𝒕 𝒅'𝒉𝒊𝒗𝒆𝒓, 𝒖𝒏 𝒇𝒓𝒖𝒊𝒕 𝒃𝒂𝒏𝒂𝒍 𝒆𝒕 𝒑𝒂𝒔 𝒄𝒉𝒆𝒓. 𝑼𝒏 𝒑𝒆𝒕𝒊𝒕 𝒇𝒓𝒖𝒊𝒕 𝒐𝒓𝒅𝒊𝒏𝒂𝒊𝒓𝒆 𝒒𝒖𝒊 𝒏'𝒂 𝒏𝒊 𝒍𝒂 𝒈𝒐𝒖𝒓𝒎𝒂𝒏𝒅𝒊𝒔𝒆 𝒅𝒆 𝒍'𝒐𝒓𝒂𝒏𝒈𝒆, 𝒏𝒊 𝒍'𝒐𝒓𝒊𝒈𝒊𝒏𝒂𝒍𝒊𝒕𝒆́ 𝒅𝒖 𝒑𝒂𝒎𝒑𝒍𝒆𝒎𝒐𝒖𝒔𝒔𝒆." C'est d'une drôlerie râpeuse et grinçante qui pose une question à la fois intime et universelle : est-ce un défaut de trop aimer ? Le dénouement, apporté par la voix narrative du fameux mari dont il est question pendant tout le roman, nous laisse stupéfait. C'est inattendu et acidulé à souhait. Vous l'aurez compris, il s'agit finalement moins d'une histoire d'amour que d'une histoire de folie.
Je déjeune avec une collègue que j’apprécie. On parle de nos élèves (c’est intéressant), de nos maris (c’est le moment que je préfère), de nos enfants (la conversation perd immédiatement en intérêt).
Ce soir, en revanche, la pièce que nous jouons est sans ambiguïté : nous sommes deux parents qui dînent avec leurs enfants, en pleine représentation familiale. Je joue à la mère et lui au père. Et mon mari me manque.
J’ai commis une fois l’erreur de demander à mon mari les trois mots qui me caractérisaient. Il a répondu sans trop d’hésitations : très belle, froide, amoureuse, observatrice.
– Ça fait quatre ! ai-je protesté, ce n’est pas du jeu ! J’ai réagi sur le chiffre pour ne pas laisser percevoir mon trouble sur le fond. Amoureuse de toi ? Bien sûr que je le suis ! Nous sommes mariés je te rappelle, ai-je repris, l’air faussement détaché.
– Non, pas amoureuse de moi, mais amoureuse. Une amoureuse de l’amour, a corrigé mon mari.
– Je ne suis pas une amoureuse de l’amour ! Ça impliquerait que j’aime l’idée d’être amoureuse plus que je ne t’aime toi, ce qui n’est pas vrai.
Je me suis défendue bec et ongles, j’ai argumenté avec efficacité, ce qui n’a pas manqué de le faire sourire [...]
Avant de monter, je passe aux toilettes du rez-de-chaussée. Une véritable bénédiction. A l'étage, elles sont juste à côté de notre chambre, ce qui m'oblige à descendre sous prétexte de me servir un verre d'eau, d'aller chercher le livre que je suis en train de lire ; ou bien je dis que j'ai oublié de mettre en route le lave-vaisselle. Car après quinze années de vie commune, je préfère encore mentir, me rendre malade, attendre d'être au lycée ou au restaurant plutôt que mon mari m'entende aller aux toilettes.
Si je pouvais lui parler, je dirais à Phèdre qu’il est plus douloureux encore d’aimer celui que je possède déjà. Moi, je n’ai aucune raison d’être triste. Si je devais expliquer à un passant pourquoi je pleure, qu’est-ce que je pourrais lui dire ? Que je suis dévastée parce que mon mari pense que je suis une clémentine ? Que je m’effondre parce qu’il a pris des lasagnes ? Que je suis en pleurs parce qu’il a laissé un pourboire important ? Au fond, je sais que mes larmes n’ont aucune raison d’être. Celles de Phèdre sont limpides comme du cristal, les miennes sont monstrueuses.